L’évolution de la prise en compte de l’analyse économique par le juge administratif

Le juge administratif a de plus en plus recours, pour fonder ses jugements, à des raisonnements économiques. Son analyse, qui consistait au départ en une simple évaluation de l’utilité collective, emprunte désormais une démarche économique qui fait appel à certaines techniques d’analyse microéconomique jusque là utilisées par le seul juge de la concurrence.

1. – Contrairement à d’autres pays, il n’existe pas à proprement parler de juge économique unique en France. Les litiges économiques relèvent en effet de plusieurs juridictions ou autorités administratives indépendantes dotées de pouvoirs de sanction. La dualité historique française entre juridictions administratives et juridictions judiciaires explique notamment cette situation.Une autre cause peut-être trouvée à la difficulté de créer une fonction de juge ad hoc de l’économie : la formation économique du juge reste encore une lacune à combler en France. Ce constat est partagé par Marie-Anne Frison-Roche lorsqu’elle rappelle que « (…) l’influence des juges sur les organisations et sur les marchés ne peut être légitime que si elle est consciente. Les juges doivent savoir ce qu’ils font, ce qui suppose une compétence technique, laquelle laisse entière la liberté de juger. Or cette compétence fait généralement défaut »Note 1 Les magistrats issus de l’École nationale de la magistrature ont par exemple une formation économique encore insuffisanteNote 2. On peut ajouter que cette carence de formation économique nécessaire à la réalisation de certaines investigations financières concerne également le Conseil constitutionnelNote 3 qui depuis deux décisions importantes peut pourtant, lui aussi, être considéré comme un « juge économique »Note 4. Les membres des juridictions administratives, quant à eux, reçoivent certes, par exemple à l’École nationale d’administration, une formation économique. Celle-ci est toutefois plus macro-économique que microéconomique, ce qui suppose plus une aptitude à la compréhension de questions de politiques publiques qu’un « savoir faire technique » pour détecter les éventuels effets anti-concurrentiels d’un acte administratif.

2. – En dépit de cette insuffisance de formation du juge administratif, et même si la compétence contentieuse économique au profit du seul juge judiciaire a souvent été défendue par les entrepreneurs – la justice administrative souffrant pour eux de trop nombreux défauts dans ce domaine (complexité, partialité, inefficacité)Note 5 –, force est de constater que le juge administratif a de plus en plus recours, pour fonder ses jugements, à des raisonnements économiques liés notamment au droit de la concurrenceNote 6. Le conseiller d’État Bertrand du Marais réfute d’ailleurs vigoureusement toute accusation d’incapacité technique du juge administratif à appréhender les concepts liés au droit de la concurrence : « (…) il n’y a pas de raison qu’il soit plus incompétent en matière économique ou que cette incompétence technique soit plus dommageable que dans d’autres domaines éminemment spécialisés qui relèvent de sa compétence traditionnelle. La responsabilité hospitalière ou, pour prendre des analogies dans la sphère économique, le contentieux fiscal ou celui des « installations classées » polluantes sont tout autant techniques »Note 7.Cette évolution des rapports dans le temps entre le juge administratif et l’économie est un phénomène en tout point remarquable. De l’absence de référence à l’analyse économique dans le jugement administratif, on passe à une utilisation accrue de celle-ci. Ainsi, assiste-t-on parfois, à un véritable « mimétisme » des comportements entre le juge administratif et celui de la concurrence. C’est cette évolution de la prise en compte de l’analyse économique par le juge administratif qui retiendra ici l’attention. Nous montrerons notamment que le juge administratif, dont l’analyse économique consistait au départ en une simple évaluation de l’utilité collective, a désormais une démarche économique qui fait appel à certaines techniques d’analyse microéconomique, jusque là utilisées par le seul juge de la concurrence. On mesurera ainsi tout le chemin qui a été réalisé en ce domaine par le juge administratif.

1. DE L’ABSENCE D’ANALYSE ÉCONOMIQUE AUX PREMIERS SIGNES ANNONCIATEURS DE SON UTILISATION

A. – La « méfiance » du juge administratif à l’encontre de la question économique

3. – Même si le juge administratif intègre aujourd’hui de plus en plus la norme économique dans ses jugements, on oublie un peu vite qu’il a longtemps hésité à contrôler l’ordre économique. Comme l’écrivait de manière significative le professeur Michel Fromont : « Il y a des décisions administratives qui posent un problème particulier pour l’exercice du contrôle du juge : ce sont les décisions prises en manière d’économie dirigée (…) les faits économiques sont particulièrement difficiles à établir et à apprécier (…) il semble difficile que le juge administratif puisse exercer son contrôle sur les motifs de fait de façon aussi complète que dans les autres domaines. »Note 8 Ainsi, même si le recours pour excès de pouvoir procède normalement à une analyse « objective » de l’acte attaqué, la question économique était perçue au contraire à l’époque comme éminemment « subjective ».Les faits économiques étaient pour le juge, considérés comme difficilement appréciables, le Conseil d’État refusant même parfois de les contrôler ! C’était le cas notamment lorsque les situations concernaient l’analyse du marché d’un produit déterminé. Ainsi, dans la décision Union syndicale des producteurs de sucre et de rhum de l’île de la Réunion, la Haute juridiction administrative considérait que « la décision attaquée a été déterminée par la nécessité d’unifier la tarification dans les départements d’outre-mer (…) que cette appréciation n’est pas susceptible d’être discutée par la voie contentieuse »Note 9. De plus, le recours pour excès de pouvoir était considéré comme inadapté à la question économique, ce domaine relevant largement à l’époque du pouvoir discrétionnaire de l’Administration, ce pourquoi le juge n’opérait qu’un contrôle « minimum ».

4. – Une première avancée apparaît cependant avec le célèbre arrêt Société Maison GénestalNote 10. Prenant en compte la jurisprudence Barel, le Conseil d’État met en place une nouvelle technique d’investigation en matière de contrôle des décisions d’intervention économique de la puissance publique pour rechercher une éventuelle illégalité. Ainsi, considère-t-il que « compte tenu de l’argumentation développée par la société requérante le motif invoqué par le ministre était formulé en termes trop généraux, et que le litige ne pouvait être résolu tant que le ministre n’aurait pas fait connaître les raisons de fait et de droit pour lesquelles il avait estimé que l’opération prévue ne présentait pas un intérêt économique suffisant ». Les arrêts SimmonetNote 11 et Crédit foncier de FranceNote 12 confirmeront que l’interventionnisme économique s’est accompagné de la recherche par le juge administratif de méthodes de contrôle nouvelles.

5. – En dépit de ce véritable progrès, la doctrine publiciste reconnaît toujours l’inadaptation du contentieux du recours pour excès de pouvoir à l’économie. En effet, « c’est un recours dans lequel le juge administratif a la fâcheuse habitude de l’économie des moyens au point que sa décision est peu intelligible (…) or dans un procès économique, l’entreprise attend des décisions claires et complètes ; elle a besoin de savoir pourquoi elle a gagné ou perdu et quelles règles de conduite elle doit en tirer »Note 13.Nonobstant cette incompatibilité entre le recours pour excès de pouvoir et l’économie ainsi que la totale absence d’analyse économique liée à celui-ci, on peut penser qu’une relecture de certains arrêts classiques de la jurisprudence administrative annonçait le changement d’attitude du juge administratif à l’égard de l’économie.

B. – Les premières analyses économiques implicites du juge administratif

6. – On peut considérer que certaines grandes jurisprudences administratives dites « classiques » présageaient déjà d’une ébauche d’analyse économique de la part du juge administratif même si celle-ci était implicite. C’est le cas notamment de la jurisprudence dite des « circonstances exceptionnelles ». On sait que la jurisprudence traditionnelle liée à la liberté du commerce et de l’industrie relative à la création des services publics locaux, prévoit comme condition à la création de ceux-ci, une carence de l’initiative privée. Outre le fait que par ses décisions, le « Conseil d’État accepte parfois de contrôler de façon approfondie les appréciations d’ordre économique au titre de l’exactitude matérielle des faits »Note 14, il esquissait en même temps un début d’analyse économique. La carence étant appréciée en fonction de la loi de l’offre et de la demande de l’initiative privée, « la notion de concurrence n’était pas inconnue du juge administratif »Note 15.

7. – Ce constat est patent lorsque l’on relit attentivement la jurisprudence Commune de Merville-FrancevilleNote 16. Dans cette affaire, les juges pour valider la création du camping municipal, constatent que la demande était supérieure à l’offre de services, et soulèvent ainsi l’existence d’un besoin public : « Considérant qu’il résulte de l’instruction que, pendant la saison balnéaire, le nombre des estivants désirant camper à Merville-Franceville était chaque année de plus en plus important et que les campings ouverts par des sociétés privées ne comportaient pas de places suffisantes pour faire face à leurs besoins ». On voit bien, dans ce considérant, que le Conseil d’État réalise une ébauche d’analyse économique en « quantifiant » un besoin public. Certes, il ne délimite pas encore avec précision, l’existence d’un « marché pertinent », cependant en « estimant » la nécessité d’un besoin public, il identifie l’existence (ou la non-existence) d’un véritable marché concurrentiel c’est-à-dire qui présente une offre suffisante par rapport à la demande. De plus, dans cette espèce, on peut constater que l’analyse économique est assez poussée, puisque les juges ont non seulement pris en compte les besoins réels des estivants, mais également leurs besoins potentiels pour apprécier l’insuffisance de l’initiative privée. On peut penser que cette méthode annonçait d’une certaine manière la démarche actuelle du juge administratif qui doit désormais détecter les effets anti-concurrentiels potentiels d’un acte administratif.En matière d’accès au marché, on peut donc considérer, que le juge administratif est conduit « (…) depuis longtemps à appliquer des textes nécessitant de délicates appréciations relatives au fonctionnement du marché »Note 17. C’est le cas notamment des réglementations relatives aux professions « à accès contrôlé »Note 18 (agents de voyage, exploitants de taxis et d’officine pharmaceutique, professions à cartes professionnelles). L’Administration, pour des raisons d’ordre public, a ainsi été amenée à contrôler l’accès à certains marchés, par l’attribution d’autorisations administratives.

8. – L’arrêt Ville Nouvelle EstNote 19, quant à lui, doit sa célébrité au fait qu’en consacrant la théorie du bilan « coût-avantage » en matière d’expropriation, il introduit pour la première fois un raisonnement de type utilitaristeNote 20 en droit administratif. Comme le constate le professeur Richer, « (…) on peut se demander si le juge administratif n’est pas le plus économiste des juges (…) la jurisprudence administrative est imprégnée d’économie parce qu’elle l’est d’utilitarisme »Note 21. Une décision sera considérée comme « optimale » si elle permet d’accorder la compensation des pertes qu’elle induit. Une décision publique est donc considérée légale par le juge, si elle génère un surplus de bien-être collectif suffisant pour compenser les pertesNote 22. Le Conseil d’État souligne ainsi l’intérêt de valoriser économiquement les effets de l’acte administratif pour y établir un « bilan » économique. Cette démarche est une grande nouveauté en France car comme le souligne le conseiller d’État Bertrand du Marais, seuls « dans quelques rares domaines, comme la réalisation des grandes infrastructures publiques de transport, l’administration pratique systématiquement l’analyse coût-bénéfice préalable »Note 23. Il est à noter que, dans ce domaine précisément, le Conseil d’État fait clairement référence au coût « financier ». C’est cet argument économique (le coût financier d’un tronçon d’autoroute étant jugé trop élevé par rapport à l’utilité publique qu’il procurerait) qui a expliqué la non réalisation de cette infrastructure : « que le coût financier au regard du trafic attendu doit être regardé à lui seul comme excédant l’intérêt de l’opération et comme de nature à lui retirer son caractère d’utilité publique »Note 24.

9. – Cependant, appliquée au droit administratif, l’analyse « coût-bénéfice » (cost-benefit analysis) ne renvoie pas seulement à une forme de rationalité « économique » puisqu’elle intègre aussi certaines logiques inhérentes au droit public. C’est pourquoi, on ne peut pas dire que son application au contentieux administratif était le signe d’une quelconque banalisation du droit public au profit du droit de la concurrence. Ainsi, la recherche de l’intérêt général trouve parfaitement ici son expression dans la maximalisation de l’utilité collective dans le droit fil de la pensée utilitariste. Comme le souligne à juste titre le professeur Chevallier, l’arrêt Ville Nouvelle Est participe donc plutôt à une phase de consolidation du droit administratifNote 25 ainsi qu’à un nouveau développement de la matière.

10. – En effet, ce n’est pas seulement le coût économique qui est calculé ici par le juge pour envisager l’utilité de l’expropriation, mais également le « coût social » de l’opération immobilière envisagée. « Avec la technique du bilan (…) il n’est donc plus possible de s’en tenir à la question de savoir si l’opération présente par elle-même une utilité publique pour juger de la légalité de l’expropriation. Il faut encore mettre en balance ses inconvénients avec ses avantages, son coût financier et plus largement social avec son rendement. »Note 26 On peut se demander à cet effet si l’évaluation des coûts sociaux opérée par le juge administratif n’instille pas une dose de subjectivité dans ce contentieux, le « coût social » étant plus difficilement quantifiable qu’un « coût économique ». De manière plus globale, il faut reconnaître que ce caractère subjectif est renforcé par le fait que la logique du bilan « renvoie à un système de valeurs beaucoup plus que de normes »Note 27. Le juge se voit ainsi contraint de se situer sur le terrain de « l’opportunité »Note 28.

11. – La référence à la technique du bilan a été confirmée récemment par la jurisprudence administrative en matière d’implantation d’ouvrages publics, ce qui montre l’influence toujours présente de la théorie utilitariste dans le raisonnement du juge. Le statut d’ouvrage public protégé par le principe juridique d’intangibilité pourra être ainsi remis en cause en fonction de l’appréciation par le juge du « coût » global de sa démolition : « Désormais la protection de l’ouvrage public passe moins par l’affirmation d’une position de principe que par la démonstration de son utilité sociale. »Note 29 Au total, le juge administratif fera le bilan comparatif des inconvénients du maintien et de la suppression de l’ouvrage. Si les premiers l’emportent, l’ouvrage public pourra alors être détruitNote 30.

12. – Ainsi, en analysant les différents déterminants de l’utilité de l’expropriation, le juge administratif anticipait d’une certaine manière l’influence actuelle de l’analyse économique du droit (AED). Comme le constate justement le professeur Lavialle, « cette manière d’appréhender juridiquement la réalité n’est pas sans rappeler l’approche utilitariste anglo-saxonne et le courant de l’analyse économique du droit »Note 31. Cependant, parce que l’analyse économique du droit est particulièrement axée sur la notion d’efficacité, sa nature économique est enracinée dans ses fondements mêmes. Elle est, en ce sens, « pleinement » une approche utilitariste car elle défendra toujours la recherche d’une plus grande richesse, d’une plus grande efficacité. Elle vise, par ailleurs, à confronter l’ensemble des branches du droit à cette notion d’efficacité.

2. LE NOUVEL APPORT DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT (AED)

13. – L’économie du droit (Law and Economics dans la terminologie anglo-saxonneNote 32) est une branche de la Science économique qui applique ses méthodes et ses cadres conceptuels à l’étude des effets économiques des règles juridiques. On peut donc considérer l’Analyse économique du droit comme une méthode supplémentaire d’explication du droit. Celle-ci, peut par exemple être utilisée pour mesurer les effets des législations ou pour mieux comprendre les comportement des justiciables. On constate en effet que le droit et l’économie sont des matières de plus en plus « interdépendantes  »Note 33 : « les rapports du droit et de l’économie sont passés au cours des trois derniers siècles par des phases successives d’imbrication, puis d’antagonisme ou d’ignorance mutuelle et enfin d’intérêt réciproque »Note 34. Nous verrons également que le juge administratif utilise de plus en plus l’analyse économique.

A. – La prise en compte des aspects économiques de la règle de droit

14. – Il faut au préalable souligner que s’intéresser aux effets économiques d’une loi n’est pas forcément une nouveauté pour les juristes français. Par exemple, la loi de 1948 d’après guerre qui bloquait les loyers et garantissait le maintien à vie des locataires dans les appartements qu’ils occupaient, a créé au fil des ans un groupe de privilégiés bénéficiant d’une rente de situation. Cette partie de « l’offre » des locaux s’est trouvée ensuite « gelée », ce qui a par conséquent provoqué la hausse excessive des loyers libres. De même, en droit de l’urbanisme, les réserves foncières (C. urb., art. L. 221-1) constituées par les communes, en vue de sauvegarder les possibilités éventuelles de construction et d’empêcher la spéculation, ont eu comme conséquence fâcheuse la forte hausse du prix des terrains demeurés libres, hausse qui s’est répercutée sur le coût de la constructionNote 35. Une étude du Conseil de la concurrence a montré également que les règles françaises de contrôle de l’urbanisme commercial étaient facteurs de restriction du marché de l’emploiNote 36.

15. – En dehors de ces exemples, qui montrent le lien certain qu’il peut y avoir entre la législation et ses effets sur l’économie, l’AED a l’ambition d’expliquer, de manière plus systématique encore, les effets économiques de la règle de droit à travers le prisme de certaines théories économiques (par exemple la théorie des incitations, la théorie des contratsNote 37 ou des enchères). Ainsi, l’AED en permettant de mieux évaluer les incidences économiques d’une loi relèverait aussi de la recherche d’un progrès démocratique. Comme l’explique Marie-Anne Frison-Roche : « (…) en obligeant les auteurs du droit à expliciter les buts qu’ils poursuivent en utilisant leur pouvoir normatif, recoupant ainsi l’obligation du juge de motiver sa décision mais imposant un semblable processus pour les acteurs juridiques souverains, tels le législateur ou les contractants, l’AED fait reculer le dogmatisme »Note 38. Une meilleure prise en compte des motifs de la loi (en l’occurrence des motifs économiques) pourrait ainsi contribuer à une meilleure qualité législative et limiter l’inflation législativeNote 39. À ce titre, le dernier rapport du Conseil d’État de 2006 intitulé « Sécurité juridique et complexité du droit » constate malheureusement que les « études d’impacts » ex ante réalisées depuis la circulaire du 21 novembre 1995 pour l’adoption de certains textes de loi ne « comportent presque jamais d’analyse des conséquences économiques de la nouvelle réglementation »Note 40.

16. – Même si l’AED concerne avant tout le droit privé, à travers le champ de nombreux domaines juridiques tels que la responsabilité civile, les décisions judiciaires et surtout les contratsNote 41, on peut également considérer qu’une telle approche peut permettre de mieux décrypter les règles de droit public ou certaines politiques publiquesNote 42. Cet intérêt de la prise en compte de l’AED en droit public avait été soulevé par le professeur Auby dans un texte fondateur en la matièreNote 43. Par exemple, en France, le débat sur l’opportunité de l’utilisation de l’AED a surgi lorsque l’on s’est demandé s’il fallait avoir recours à cette méthode pour décider ou non d’allouer certaines ressourcesNote 44 ou licences raresNote 45 par l’intermédiaire de procédure d’enchères.

17. – Les principes liés à l’AED ont aussi directement inspiré la nouvelle « constitution » financière ou loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 qui vise à réformer nos finances publiquesNote 46. La « lettre » de la LOLF en effet a pour objectif d’assurer l’efficacité dans l’utilisation des crédits et l’évaluation des services d’État. L’article 51, alinéa 5, de la loi organique du 1er août 2001 précise notamment que les annexes explicatives par ministère accompagnant le projet de loi de finances doivent être complétées par un projet annuel de performances, précisant « la présentation des coûts associés, des objectifs poursuivis, des résultats obtenus et attendus pour les années à venir mesurés au moyen d’indicateurs précis dont le choix est justifié ». La LOLF dans son « esprit », trouve donc son fondement dans l’analyse économique du droit, en ce que cette dernière implique un « calcul » économique de l’efficacité de nos finances publiques ainsi qu’une meilleure évaluation des dépenses publiques.

18. – L’analyse économique du droit peut enfin permettre parfois une meilleure compréhension des comportements des agents : « (…) les agents économiques prennent généralement en compte dans leurs choix l’état actuel du droit positif et les perspectives de changements législatifs ou jurisprudentiels »Note 47. Par exemple, en matière de contentieux de la responsabilité publique, l’AED permettrait de mieux appréhender les anticipations des justiciables en matière d’indemnisationNote 48 et les calculs économiques qui en découlent par le biais de la théorie des anticipations rationnelles. Ainsi, après avoir utilisé une approche macro-économique de l’utilité collective, l’AED permettrait ici une nouvelle avancée en prenant en compte la rationalité individuelle des agents (justiciable, entreprise) par une analyse « micro-économique ».

19. – Même si l’une des fonctions essentielles de l’AED est l’évaluation de la performance des systèmes juridiquesNote 49 et du coût de la justiceNote 50 ainsi que des jurisprudencesNote 51, on constatera plutôt ici que le juge administratif procède parfois lui-même directement à une analyse économique dans ses jugements. Comme le décrit le premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, on a l’impression en effet que le juge érige de plus en plus dans ses jugements des notions économiques en concepts juridiques : « (…) répondant à des logiques différentes, concepts juridiques et données économiques participent d’un raisonnement unique tant pour l’édiction des normes que pour leur application aux situations d’espèce »Note 52.

B. – L’utilisation par le juge administratif de l’AED

20. – Après la Cour suprême des États-Unis d’AmériqueNote 53, ce sont le juge interne de la concurrenceNote 54 et le juge communautaireNote 55 qui ont utilisé et développé en matière de contentieux économique la théorie dite des « facilités essentielles ». Cette théorie vise à mettre à la disposition d’opérateurs concurrents l’accès à une ressource non duplicable avec maintien de l’appropriation privative de celle-ci.

21. – L’arrêt Cegedim rendu par le Conseil d’État le 29 juillet 2002Note 56 est une étape importante dans le changement de comportement du juge car la Haute juridiction administrative fait ici, pour la première fois, explicitement référence à cette théorie. Cela démontre l’évolution de la prise en compte par le juge administratif de l’analyse économique. Selon cette jurisprudence novatrice pour le Conseil d’État, désormais les organismes publics ne peuvent profiter d’un monopole ou quasi-monopole, même d’un monopole de droit (celui découlant de la propriété intellectuelle sur une base de données), pour imposer un tarif exorbitant et/ou discriminatoireNote 57. L’utilisation de cette théorie accrédite manifestement le mimétisme accentué entre le comportement du juge de la concurrence et celui du juge administratif. Ici, le juge administratif fait bien plus qu’une simple référence à l’analyse économique puisqu’il utilise explicitement la notion microéconomique de « marché pertinent ». Employé habituellement par le juge de la concurrenceNote 58 notamment en matière de fusions ou d’accès aux réseaux, ce critère nécessaire à l’évaluation d’une éventuelle position dominante d’une entreprise est cette fois utilisé dans un tout autre domaine : c’est une base de donnée de l’Insee qui est considérée par le juge administratif comme une barrière « institutionnelle » à l’entrée susceptible de conférer une position dominante.

22. – En l’espèce, la Haute juridiction administrative était saisie d’un recours pour excès de pouvoir contre un acte administratif fixant les tarifs de commercialisation du fichier « Sirene », fichier qui constitue une base de données élaborée par l’Insee. Pour le juge, il ressort « que le répertoire Sirene constitue une ressource essentielle pour les sociétés qui élaborent de tels fichiers de prospection ». Il en résulte « que l’arrêté attaqué en établissant à la fois un tarif unitaire dégressif pour les clients finaux de l’Insee et une redevance proportionnelle de 20 centimes pour les rediffuseurs est de nature à placer l’Insee en situation d’abuser automatiquement de sa position dominante sur le marché pertinent (…) et méconnaît les dispositions de l’article 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 ».Deux années plus tard, l’arrêt Société Scoot France et Société Fonecta permet aussi de mesurer le chemin parcouru par le juge administratif dans l’appréciation de la légalité des décisions administratives prises en matière économique.

23. – Ici, le Conseil d’État va avoir une attitude radicale, puisqu’il ne va pas hésiter à retirer aux opérateurs de télécommunications de réseaux l’usage du préfixe téléphonique « 12 » dans la mesure où cette facilité n’était pas accessible aux simples fournisseurs de services de renseignements téléphoniques. Comme le remarque à juste titre le professeur Bazex, « l’analyse concurrentielle, que le Conseil d’État pratique pleinement désormais, permet de comprendre que réserver à une catégorie d’opérateurs un numéro traditionnellement associé au service de renseignement par téléphone et de surcroît sans redevance va à l’encontre de l’objectif du libre jeu de la concurrence (…) c’est la prise en considération de la dimension économique dans l’action administrative qui permet d’expliquer la position très différente du juge »Note 59.

24. – On peut remarquer ici que le Conseil d’État n’appuie pas directement son raisonnement sur la théorie des « facilités essentielles » (il ne la mentionne pas) mais se réfère plutôt au nouveau principe d’« égalité de concurrence »Note 60. En effet, en matière de télécommunications, l’obligation de respecter l’égalité de traitement entre les opérateurs est le corollaire de l’ouverture à la concurrence. Ainsi, c’est le principe d’égalité, issu ici à la fois du droit de la concurrence et du droit public, qui va contraindre les pouvoirs publics à ouvrir les marchés.

25. – Sous les influences conjuguées du droit public et du droit de la concurrence, le Conseil d’État était donc ici amené à organiser le partage d’une « ressource rare ». Ce partage, dans un contexte concurrentiel, n’est pas chose aisée car comme le soulevait déjà le Conseil d’État dans son rapport public sur le principe d’égalité, « l’application du principe d’égalité pose des problèmes spécifiques lors du partage d’une ressource ou d’un service rare »Note 61. Pour régler ce problème, le juge va recourir à une solution radicale, en demandant la suppression du service (rare) fourni par le numéro 12 pour « redistribuer » de nouveaux numéros de manière équitable aux différents opérateursNote 62. Le juge précise en effet qu’il enjoint conjointement « à l’Autorité de régulation des télécommunications de définir, dans le délai de six mois à compter de la notification de la présente décision, les conditions de l’attribution de numéros d’un même format à tous les opérateurs offrant des services de renseignements téléphoniques ».

26. – Ainsi, comparé à l’époque où le Conseil d’État refusait de qualifier des faits économiques, cet arrêt exprime une évolution juridique significative. Comme le constatait déjà le Professeur Chérot, désormais, en matière de contentieux économique, le juge administratif réalise « un contrôle étendu de l’appréciation des faits »Note 63. Après l’arrêt Million et Marais, qui intègre la règle de concurrence au sein de la légalité administrative, l’arrêt Société Scoot France et Société Fonecta illustre une fois encore, la nouvelle importance du « droit public de la concurrence »Note 64. L’objectif du Conseil d’État étant ici de s’assurer que certains opérateurs ne provoquent pas, compte tenu de leurs privilèges, des distorsions à la concurrence.

27. – L’arrêt récent du Conseil d’État du 13 février 2006 société Fiducial Informatique et société Fiducial ExpertiseNote 65 confirme la totale réception de l’analyse concurrentielle par le juge administratif. Dans une première décision du 19 juillet 2005, le Conseil d’État avait décidé de saisir, sans texte, pour avis, le Conseil de la concurrence, afin qu’il l’éclaire sur le projet de concentration par lequel une société opérant sur le marché des progiciels de gestion se proposait d’acheter une autre société sur le même marchéNote 66. On sait en effet que les projets de concentration, notamment dans le secteur des nouvelles technologies, menacent de constituer une barrière à l’entrée du marché pour les autres opérateursNote 67, le caractère « contestable » du marché étant alors remis en cause.

28. – C’est à la suite de cet avisNote 68 que, dans son arrêt du 13 février 2006, qui confirme l’autorisation de concentration économique, le Conseil d’État a rendu une nouvelle fois une décision d’une importance capitale dans l’évolution de la prise en compte de l’analyse économique par le juge administratif. En l’espèce, comme l’explique Michel Bazex, la démarche du juge « relève en tous points de l’analyse microéconomique »Note 69. De plus, l’arrêt précité ouvre la possibilité au juge de prendre en considération des éléments de long terme, ce qui « (…) devrait incontestablement lui permettre d’élargir son contrôle en matière économique »Note 70.

29. – Comme l’écrit le Professeur Chérot, cette référence à une analyse économique de plus en plus pointue devrait entraîner à terme « une nouvelle méthode de motivation »Note 71 de la part du juge administratif. La complexité de la qualification des faits économiques et la « montée en puissance » du principe de sécurité juridiqueNote 72 exigent, en effet, une motivation plus précise. Ainsi, paradoxalement, tout comme les réglementations dirigistes avaient entraîné de nouvelles méthodes de contrôle, la prise en compte de l’analyse économique par le juge administratif pourrait provoquer également une nouvelle forme de « méthodologie contentieuse » ! Il faut reconnaître néanmoins que la nouvelle démarche du contrôle de la concurrence « réinjecte » une dose d’objectivité dans le contentieux économique. En effet, même si les notions liées au droit de la concurrence peuvent s’avérer complexe pour le juge, elles peuvent donner « (…) à appréciation [car elles] sont observables, voire calculables »Note 73.

30. – Notons enfin, toujours en matière de prise en compte de l’analyse économique, qu’un commissaire du gouvernement s’était pour sa part déjà livré à une telle analyse, en terme d’effets concrets sur le marché, là où il estimait que le Conseil de la concurrence, saisi pour avis, n’était pas allé au terme du raisonnement à tenirNote 74.

31. – On constate donc que, depuis une dizaine d’années, la prise en compte par le juge administratif de l’analyse économique se confirme de manière évidente. On a l’impression que le « temps » de la justice administrative s’adapte à celui – nécessairement plus rapide –, de la norme spontanée issue du marché. De fait, peut-être que les critiques relatives au manque d’efficacité de la justice administrative au regard de son inadaptation au monde économique vont-elles aujourd’hui s’estomper… Néanmoins, en dépit de l’évolution des relations entre le juge administratif et l’analyse économique, il est encore difficile de tirer une conséquence théorique de ces rapports puisque le juge administratif réagit encore vis-à-vis du fait économique de manière très empirique voire même volontariste, dans le droit fil de la politique jurisprudentielle qui reste traditionnellement la sienne. Ainsi, arrive-t-il, que le juge administratif tempère les exigences de la libre concurrence, lorsque l’intérêt général est en causeNote 75. Cela démontre que le rôle de la règle de droit doit garder toute sa place dans l’encadrement de la norme économique. En effet, en cas de carence du droit, « tout se passe comme si, dans l’hypothèse du dysfonctionnement d’un marché, c’est le marché lui-même qui était le support de la pratique anticoncurrentielle »Note 76. L’étude de l’influence de la norme économique ne doit donc éluder en aucun cas le « savoir faire » du juriste, grâce auquel les formes du droit ont été institutionnalisées.

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