Le Conseil d’Etat valide une technique originale de notation. C’est afin d’assurer une plus grande transparence de l’acheteur public dans l’évaluation des offres et à préserver l’égalité de traitement des candidats que le pouvoir adjudicateur a opté pour l’utilisation du procédé du tirage au sort.
Il fut un temps où le procédé du tirage au sort était mentionné dans le code des marchés publics (CMP). Ainsi, par exemple, dans sa rédaction de 1964 modifiée antérieure au décret du 7 mars 2001 (décret n°2001-210, 7 mars 2001 : JO du 8 mars 2001), le CMP prévoyait que si, dans le cadre d’un appel d’offres restreint, le nombre des candidats présentant les garanties professionnelles et financières requises excédait le nombre maximum des candidats fixé par le règlement de la consultation comme pouvant être admis à présenter une offre, les candidatures devaient être départagées par tirage au sort (CMP, art. 299 bis). Cependant, la Cour administrative d’appel de Paris a considéré que « cette procédure ne pouvait constituer une pré-sélection des candidats en fonction de leurs capacités techniques et financières ». La personne publique avait en effet d’abord admis six candidats d’office, puis sélectionné par tirage au sort quatre autres, considérés comme présentant des garanties équivalentes, alors qu’elle devait au contraire soumettre au tirage au sort l’ensemble des candidats à défaut de méconnaître le principe d’égalité de traitement (CAA Paris, 23 nov. 2004, n°00PA02721, Préfet de Seine et Marne, Contrats et Marchés publics, n°3, Mars 2005, comm. 78, François Llorens).
Dans le cas d’espèce proposé, le tirage au sort, même s’il n’était plus prévu par le CMP avait été utilisé à une toute autre fin, non plus au stade de la candidature, mais à celui de l’offre, combiné à la méthode du chantier « masqué ». La ville de Marseille a en effet recouru à ce procédé dans l’un des critères de sélection sur lequel les candidats allaient être en partie évalués. Par un avis d’appel public à la concurrence, publié au BOAMP le 8 février 2016, la Ville de Marseille lançait une procédure de consultation sous forme d’un appel d’offres ouvert pour un marché de travaux, en vue de l’exploitation et du maintien de l’éclairage de la commune, en application des dispositions des articles 33 et 57 à 59 du CMP, dans leur rédaction alors en vigueur. Les travaux et prestations du marché envisagé concouraient également à la mise en œuvre du plan d’économies d’énergie sur l’ensemble du territoire communal. Il s’agissait d’un marché unique.
Le document de consultation prévoyait que le choix de l’offre la plus avantageuse soit réalisé à partir de deux critères pondérés, la valeur technique pour 40 % et le prix pour 60 %. Ce dernier critère étant analysé par la comparaison des prix effectuée d’une part à l’aide du Détail Quantitatif Estimatif (DQE) « commande type » – cadre de réponse – , complété par le candidat et d’autre part à l’aide d’un document intitulé Détail Quantitatif Estimatif (DQE) « chantier masqué » non communiqué au candidat, déclinaison partielle du premier et, comme pour lever toute forme de suspicion sur ce type de procédé, doublé préalablement sous pli cacheté avec tirage au sort de l’un des deux. Comme le prévoyait le règlement de consultation : « Afin de permettre une analyse équitable du prix de ce poste, il a été établi et transmis au service des marchés publics, sous enveloppe (…) préalablement à l’ouverture des offres deux (DQE) dit « chantiers masqués » non publiés et non communiqués aux candidats (…) Par contre, l’Administration retiendra pour la notation du prix qu’un seul DQE « chantier masqué » qui demeurera sous pli cacheté jusqu’à l’ouverture des plis. Ce dernier sera tiré au sort au moment de l’ouverture des plis par le Représentant Légal du Pouvoir Adjudicateur (…)». Le chantier « masqué » consiste donc à évaluer les offres de prix du marché en simulant un chantier et en appliquant les prix unitaires fournis dans les offres aux quantités théoriquement nécessaires à la réalisation dudit projet selon une hypothèse type reconstituée.
Le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Marseille avait été saisi suite à la demande de l’entreprise qui avait été classée deuxième. L’entreprise requérante prétendait que la Ville de Marseille avait méconnu les articles 5 et 53 du CMP, le pouvoir adjudicateur s’en remettant au hasard pour juger du prix des offres et déterminer la moins-disante, puis par combinaison des critères d’appréciation, celle économiquement la plus avantageuse et que ce procédé ne respectait pas le principe d’égalité. En recourant à une commande fictive « masquée » et de plus tirée au sort, le pouvoir adjudicateur commettrait ainsi des irrégularités lésant la société requérante en ce que probablement, la candidature de la société attributaire aurait pu être rejetée et celle de la société requérante retenue. La commune aurait par conséquent méconnu les principes fondamentaux d’égalité de traitement et de transparence des procédures qui sont des principes généraux du droit de la commande publique (CE, 23 décembre 2009, Etablissement public du musée et du domaine national de Versailles, req. n°328827).
Par une ordonnance du 5 juillet 2016, le juge du référé précontractuel du Tribunal administratif de Marseille annule la passation du marché. Il estime que « l’introduction du hasard dans la procédure de désignation du bénéficiaire du marché en litige a nécessairement privé de leur portée les critères de sélection ou neutralisé leur pondération et induit, de ce fait que la meilleure note ne soit pas nécessairement attribuée à la meilleure offre ou, au regard de l’ensemble des critères pondérés, que l’offre économiquement la plus avantageuse ne soit pas choisie ; dès lors que le choix de l’attributaire ne résulte pas de l’analyse conduite par le pouvoir adjudicateur mais des résultats d’un tirage au sort aléatoire » (TA Marseille, ord., 5 juillet 2016, n° 1604918). C’est donc uniquement le procédé décisionnel du tirage au sort qui a été censuré par le Juge des référés.
L’entreprise qui a remporté le marché et la commune se sont pourvues en cassation contre cette ordonnance. Le Conseil d’Etat estimera au contraire que « le choix et l’utilisation d’une commande par tirage au sort réalisé avant l’ouverture des plis parmi plusieurs commandes fictives figurant sous plis cachetés pour valoriser les offres des candidats selon le critère du prix ne sont pas, par eux mêmes, de nature à empêcher que l’offre économiquement la plus avantageuse soit choisie conformément aux dispositions de l’article 53 du code des marchés publics ». Le juge du référé précontractuel du Tribunal administratif de Marseille a donc commis une erreur de droit. Le tirage au sort a été utilisé en toute légalité pour déterminer le marché fictif par lequel les entreprises concurrentes allaient être évaluées. C’est afin d’assurer la plus grande neutralité de l’acheteur public dans l’analyse des offres et toujours de manière à préserver une stricte égalité de traitement des candidats que la Commune de Marseille a opté pour l’utilisation du procédé du tirage au sort.
Nous reviendrons tout d’abord sur le procédé du marché « masqué » pour étudier ensuite la légalité du tirage au sort.
I) Le marché « masqué » comme méthode utile de notation
A première vue, l’appellation de marché « masqué » peut surprendre les non initiés et ne laisse pas forcément présager le respect des règles de transparence. Pourtant, cette technique est déjà existante en matière de commande publique et est de plus en plus utilisée par les communes. Elle consiste à évaluer le coût d’un chantier fictif, à partir d’une sélection de prestations et de fournitures représentative de l’objet du marché à conclure, auxquelles sont affectés les prix unitaires correspondants proposés par les candidats dans leurs offres.
La jurisprudence administrative a validé cette pratique et le recours à une telle méthode d’évaluation des offres, tout en posant les jalons pour garantir l’égalité de traitement entre les candidats (TA Marseille, ord. réf., 8 juin 2010, Sté Entreprise générale d’électricité de Noël Béranger, n° 1003386 ; TA Toulon, ord. réf., 10 janv. 2012, Société varoise de Construction routière, Ordonnance n° 1103376 ; TA Marseille, ord. réf., 11 avril 2014, Société Méditerranée Environnement, Ordonnance n° 1402121 ; TA Toulon, 20 févr. 2015, Société SOBECA, Ordonnance n° 1500311). Ladite technique est de plus, selon une jurisprudence établie, une simple méthode de notation des offres et non un sous-critère d’appréciation : « qu’en procédant à cette simulation, qui était nécessaire à l’appréciation du critère du prix eu égard à la coexistence dans le marché litigieux de prix forfaitaires et de prix unitaires, le Syndicat mixte de la vallée de l’Orge aval a mis en oeuvre une simple méthode de notation destinée à évaluer ce critère, sans modifier ses attentes définies dans le règlement de la consultation par les critères de sélection et donc sans poser un sous-critère assimilable à un critère distinct » (CE, 2 août 2011, Syndicat mixte de la vallée de l’Orge aval, n°348 711).
Autrement dit, l’entité adjudicatrice ou le pouvoir adjudicateur peut élaborer un scénario fictif d’achat sous forme de détail estimatif masqué. L’analyse des offres pour ce type de marché se fait sur la base d’un bordereau des prix unitaires (BPU) (sans quantité) et d’un DQE (avec quantités). Ce dernier représente une commande type de l’acheteur ou bien un échantillonnage des lignes les plus coûteuses du BPU. Les candidats concentrent habituellement leurs efforts en termes de marge commerciale sur les prix présents dans le DQE de manière à remporter le marché. Tout l’intérêt du DQE « masqué » est de « stimuler » la concurrence sur la totalité des prix du BPU et d’inciter les candidats à proposer uniquement des prix « normaux » (avec une marge bénéficiaire raisonnable) (« Sélection des offres : comment utiliser la méthode du devis masqué », Le Moniteur, 30 janvier 2015). A l’inverse, certaines lignes du BPU du candidat peuvent être « surchiffrées », l’acheteur public se trouvant ainsi ensuite pénalisé financièrement lors de l’exécution du marché. Pour l’entité adjudicatrice ou le pouvoir adjudicateur, cette pratique permet d’obtenir les prix les plus proches de la réalité économique. Ce mécanisme oblige les candidats à soumettre des prix sincères car ils ne savent pas sur quels postes ils vont être analysés. A minima, le DQE « masqué » pourra permettre de contrôler la sincérité des offres. Cette volonté d’obliger les candidats à proposer leurs meilleurs prix sur l’ensemble du BPU est d’ailleurs conforme à la recherche d’une bonne gestion des deniers publics qui est une exigence de valeur constitutionnelle (CC, déc. n°2008-567 DC du 24 juillet 2008).
La structure du DQE « masqué » devra être identique pour tous les candidats, afin de garantir le respect de l’égalité de traitement.
II) La validité de la procédure du tirage au sort
Rappelons qu’une seule des deux commandes fictives a été tirée au sort, ajoutant un aléa à celui du chantier « masqué ». Le choix d’une telle procédure s’inscrit directement dans la volonté de limiter la liberté de l’administration. Cet intérêt du tirage au sort comme limite au pouvoir discrétionnaire avait d’ailleurs été défendu par la commune de Marseille. Selon elle, le choix d’associer un DQE « masqué » et un tirage au sort permettait notamment au pouvoir adjudicateur à l’entité adjudicatrice de s’assurer :
– du respect de la transparence par l’exposé des modalités d’analyse des offres et des critères de jugement dans le règlement de consultation ;
– de la plus grande objectivité car le tirage au sort du DQE « masqué », transmis plusieurs semaines avant l’ouverture des offres, permet à l’administration de ne pas se voir reprocher que le DQE « masqué » avait été composé a posteriori au regard des prix de certains candidats.
L’acceptation du Conseil d’Etat se situe clairement dans la continuité de l’ordonnance du Juge des référés du tribunal administratif de Lyon : « le choix et l’utilisation d’une commande en rapport direct avec les conditions normalement prévisibles d’exécution du marché, par tirage au sort réalisé par la commission d’appel d’offres, parmi plusieurs commandes fictives figurant sous pli cacheté, n’entache pas d’irrégularité la procédure suivie et ne porte pas atteinte au principe d’égalité de traitement des candidats et de la transparence de la procédure » (TA Lyon, ord. réf., 12 déc. 2008, Sopac c. Cté urbaine de Lyon, n° 0807405). En l’espèce, les candidats ont eu connaissance « en amont » de la règle annoncée dans les documents de consultation. Par souci de transparence, ils ont tous été évalués sur le même DQE « masqué » tiré au sort. Le principe d’égalité de traitement a donc bien été respecté. La circonstance qu’il ait été procédé à un tirage au sort ou que les sociétés candidates aient été dans l’ignorance de la liste des prix effectivement examinés par l’Administration, n’entache pas la procédure choisie par l’entité adjudicatrice ou le pouvoir adjudicateur d’une marge d’incertitude telle qu’elle confèrerait à ce dernier une liberté de choix discrétionnaire. Comme l’explique le rapporteur public Olivier Henrard dans ses conclusions aimablement transmises, l’introduction du tirage au sort n’obère pas « nécessairement » les critères de sélection ni ne « neutralise leur pondération ». Toutefois, la légalité d’une telle procédure sera légale si trois conditions cumulatives sont respectées (cons. 5) :
– les simulations effectuées pour déterminer les DQE « masqués » doivent toutes correspondre à l’objet du marché ;
– le choix du contenu de la simulation ne doit pas avoir pour effet de privilégier un aspect particulier qui dénaturerait de telle sorte le critère prix ;
– les montants de l’ensemble des offres après la détermination des DQE « masqués » doivent être reconstitués sur la base de la même simulation.
Au-delà de la sphère de la commande publique, le tirage au sort a rencontré dernièrement certaines limites dans la jurisprudence administrative en termes d’accès aux professions réglementées (CE, ordonnance du 14 décembre 2016, M. B., n°405269) ou en matière d’inscription à certaines formations à l’Université (TA Bordeaux, 16 juin 2016, n°1504236) la fonction du tirage au sort était ici unique dans le processus décisionnel d’attribution. Concernant le problème de l’accès à des formations à l’Université pour des raisons de capacité limitée d’accueil, c’est au nom du principe de l’égalité de traitement entre candidats que la procédure du tirage au sort a été invalidée (TA Bordeaux, 16 juin 2016, op. cit. ; CE, 4/6 SSR, 5 novembre 2001, 215351). Il est vrai que comme le rappelle le Rapport public du Conseil d’Etat sur le principe d’égalité, le mot « candidat » « (…) a un sens très large qui recouvre toutes les procédures, avec ou sans mise en concurrence, de sélection (élections, concours, examens, marchés) » (Rapport sur le principe d’égalité, 1996, « La documentation française », p. 186). Une telle unité démontre toute l’importance du respect du principe d’égalité de traitement lorsque le tirage au sort est utilisé.