Un avocat, associé unique d’une S.C.P. avait conclu avec une autre société diverses conventions destinées à permettre à cette dernière de reprendre sa clientèle. Avaient ainsi été conclues le même jour une convention de successeur et une convention relative à la collaboration du cédant au sein de la société cessionnaire. Par courrier du même jour, l’avocat cédant prenait l’engagement, pendant trois ans, de « ne pas prospecter, conseiller, proposer ses services ou s’intéresser directement ou indirectement ou par personne ou société interposée, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit (salarié ou travailleur indépendant notamment en tant qu’avocat) auprès de tout client auquel la S.C.P. avait facturé ses services au cours des vingt-quatre derniers mois ayant précédé la signature de la convention ». Un contentieux est né entre les parties, donnant lieu à la saisine du Bâtonnier de Paris, puis de la Cour d’appel de Paris, dont l’arrêt rendu le 2 juillet 2014 était cassé par la Cour de cassation le 10 septembre 2015 (n° 14-24.541).
Saisie sur renvoi, la Cour d’appel de Versailles estimait dans un arrêt du 23 février 2017 que l’engagement souscrit par le cédant ne constitue pas seulement une clause de non-sollicitation de clientèle, mais qu’il a pour conséquence d’interdire aux clients visés de choisir le cédant comme conseil et, partant, contraint ce dernier à refuser un dossier que ces clients souhaiteraient lui confier. La nullité de la clause, qui porterait atteinte au droit fondamental du justiciable de choisir l’avocat de son choix, était donc prononcée. La Cour de cassation est saisie pour la seconde fois. Par un arrêt du 21 mars 2018 (Cass. Civ. 1re, 21 mars 2018, n° 17-16.762), la cour estime qu’en l’état de ses constatations, la Cour d’appel de renvoi a pu valablement déduire que la clause litigieuse portait une atteinte excessive à la liberté de choix de leur avocat par les clients et n’était donc pas proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.Deux ans plus tôt, la validité d’une clause de non-concurrence conclue entre avocats dans une situation analogue ne posait pourtant aucune difficulté à la haute juridiction (Cass. Civ. 1re, 17 mars 2016, n° 15.15-352). L’arrêt rapporté marque donc un important revirement et met fin à une jurisprudence pourtant acquise de longue date. Les clauses de non-concurrence, prohibées par les règles déontologiques de la profession au sein des contrats de travail et des contrats de collaboration conclus entre avocats (L. n° 71-1130, 31 déc. 1971, art. 7, al. 5 – Y. Serra, La prohibition des clauses de non-concurrence dans la nouvelle profession d’avocat, D. 1992, chron. 60) semblent donc désormais également à proscrire dans le cadre de contrats de cession de clientèle. La solution nouvelle est sous-tendue par un raisonnement hardi. Le critère de proportionnalité de la clause de non-concurrence conduit en principe à la recherche d’un équilibre entre l’intérêt légitime du créancier de non-concurrence et l’atteinte aux libertés du débiteur. Ici, l’équilibre recherché est plus large et prend en compte les libertés et droits fondamentaux de tiers à la convention que sont les clients du cédant. Une telle conception peine à convaincre d’autant plus qu’une solution similaire aurait pu être obtenue par le recours, plus classique et plus opportun, à la notion de « possibilité d’exercice normal de la profession » (pour une illustration entre infirmiers libéraux : Cass. Com. 4 juin 2002, n° 00-15.790, D. 2003, somm. 902, obs. Y. Auguet). Au-delà, l’arrêt laisse en suspens la question de l’articulation entre la prohibition inédite qu’il pose et l’obligation de non-concurrence de plein droit existant dans les contrats de cession de clientèle. Il est en effet admis, depuis le XIXe siècle, qu’il existe dans de telles conventions, y compris en l’absence de toute stipulation contractuelle, une obligation de non-concurrence d’origine légale, découlant des articles 1626 et 1628 du code civil (Civ. 11 mai 1898, S. 1898. 1. 265 et plus récemment Cass. Com. 16 janv. 2001, n° 98-21.145, Bull. civ. IV, n° 16, D. 2001, somm. 1312, obs. Y. Serra, RTD civ. 2001. 611, obs. P.-Y. Gautier, CCC 2001, comm. 42, note M. Malaurie-Vignal). Or, cette obligation de non-concurrence de plein droit porte tout autant atteinte à la liberté de choix des justiciables qu’une obligation d’origine conventionnelle. Faut-il en conclure que la garantie d’éviction doit s’effacer au profit du libre choix des clients de l’avocat cédant, voire allant au bout du raisonnement, que toute cession de clientèle est impossible car elle implique par elle-même que le cédant doive s’abstenir de conseiller les clients appartenant à la clientèle cédée ? Ce serait revenir, sinon à la préhistoire, tout au moins au siècle passé (Cass. Civ. 1re, 7 nov. 2000, n° 98-17.731, Bull. civ. I, 283 ; D.2001. 2401, note Auguet ; RTD civ.2001. 130, obs. Mestre et Fages ; JCP 2000. II. 10452, note Vialla ; Defrénois 2001, art. 37338, p. 431, note Libchaber ; JCP 2001. I. 301, nos 16 s., obs. Rochfeld ; D.2002. 930, obs. Tournafond). La décision laisse d’autant plus perplexe que le raisonnement paraît finalement transposable à bien d’autres professions que celle d’avocat. Si l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles vise expressément l’article 6§1 de la CESDH, la même motivation — assortie d’un fondement différent — pourrait fort bien s’appliquer à d’autres professions libérales : juridiques, mais également médicales et paramédicales.