Pourquoi maintenir l’étanchéité d’un réseau de distribution sélective ? — La question peut paraître candide, tant l’étanchéité est consubstantielle d’un système de distribution sélective. La sélection par un fournisseur de ses distributeurs n’a de sens que si elle s’accompagne de l’impossibilité pour les tiers non sélectionnés de commercialiser ses produits. Le maintien de l’étanchéité du réseau de distribution sélective est ainsi une question d’équité vis-à-vis des distributeurs ayant consenti à se plier aux exigences du fournisseur, lesquels ne peuvent tolérer qu’un tiers commercialise des produits identiques sans supporter ces contraintes. Le maintien de l’étanchéité est en outre une nécessité pour le fournisseur qui, désireux de protéger son image de marque, ne pourra se satisfaire de la commercialisation de ses produits dans des conditions qui ne respectent pas ses préconisations. L’étanchéité est encore une nécessité juridique, qui permettra de justifier l’accord au regard du droit de la concurrence . À tout point de vue, le maintien de l’étanchéité d’un réseau de distribution sélective conditionne donc sa survie. Pourtant, l’étanchéité des réseaux de distribution sélective demeure une construction fragile, voire impossible . Les causes en sont parfaitement identifiées : promotion de la libre concurrence et de la libre circulation des marchandises par le droit – européen notamment – d’une part ; facilitation des atteintes au réseau par l’usage des nouvelles technologies et la commercialisation sur internet d’autre part. Les « free riders », comme il est de coutume d’appeler ceux qui, surfant sur la réputation d’un réseau en brisent l’étanchéité, ont le vent en poupe. Ils peuvent se targuer d’agir dans l’intérêt du marché et du consommateur, en participant de la baisse des prix. Le nécessaire arbitrage entre ces intérêts antagonistes aboutit donc à un subtil équilibre juridique. À l’évidence du « pourquoi ? » répond ainsi la complexité du « comment ? »…
Comment maintenir l’étanchéité d’un réseau de distribution sélective ? — La protection du réseau de distribution sélective est largement lacunaire, que l’on se place sur le terrain du droit de la distribution, du droit de la concurrence ou du droit des marques. Le droit de la distribution se heurte à l’absence de consistance juridique du réseau, lequel ne peut être appréhendé que comme la somme des contrats qui le composent . L’étanchéité du réseau de distribution se ramène alors à une question d’opposabilité desdits contrats aux tiers. En vertu du principe de l’effet relatif des contrats, la jurisprudence refuse donc de sanctionner, en tant que telle, la revente parallèle . Si les contrats de distribution sélective comportent traditionnellement des clauses prohibant la revente des produits contractuels à tout acheteur autre qu’un consommateur final, ces stipulations ne produisent d’effet qu’entre les parties et ne créent aucune obligation positive à la charge des tiers . La sanction du free-rider, tant sur le fondement de l’article 1382 du code civil que de l’article L. 442-6, I, 6 ° du code de commerce ne peut ainsi résulter que d’un approvisionnement irrégulier ; c’est-à-dire de la tierce complicité de la violation des engagements contractuels de l’un des distributeurs sélectionnés . Sur le terrain de la concurrence déloyale, le même principe de licéité de la revente parallèle prévaut. La Cour de cassation estime que le seul fait de revendre des produits commercialisés via un système de distribution sélective ne constitue pas, en soi, un acte de concurrence déloyale . Seules les modalités de cette revente sont susceptibles de constituer un comportement déloyal. Il en va ainsi lorsque le distributeur parallèle se prévaut indûment de la qualité de distributeur sélectionné , lorsqu’il commercialise les produits dans des conditions dévalorisantes ou sans se soumettre aux contraintes habituelles des distributeurs sélectionnés . Enfin, le droit de la propriété intellectuelle aboutit à un arbitrage similaire via le principe de l’épuisement du droit de marque, consacré en droit européen depuis la jurisprudence Deutsche Grammophon . Le monopole conféré au titulaire d’une marque ne lui permet pas de s’opposer au principe de la libre circulation des marchandises : ce monopole prend donc fin, pour chaque produit, après sa première mise en circulation.
De prime abord, les droits français et européen font dès lors preuve d’une certaine clémence à l’égard de la revente parallèle dont le principe de licéité est largement consacré. Faute de disposer d’un réel arsenal législatif propre à lutter contre de telles pratiques, les réseaux de distribution sélective sont contraints de développer une véritable stratégie d’adaptation. De façon très pragmatique, la lutte contre les distributeurs parallèles passe ainsi tout autant par des mécanismes juridiques — contractuels et extracontractuels — qu’économiques. Ne pouvant directement interdire le « marché gris » des revendeurs non autorisés, les réseaux de distribution sélective sont cantonnés à tenter de limiter l’approvisionnement parallèle (I), tout en complexifiant l’éventuelle revente des produits par les distributeurs non sélectionnés (II).
I. Le maintien de l’étanchéité du réseau par la limitation de l’approvisionnement parallèle
Évidemment, le maintien de l’étanchéité du réseau passe, d’abord, par la discipline de ses membres. Il s’agit alors de limiter l’offre d’approvisionnement parallèle, notamment par une rédaction adaptée des accords de distribution sélective (A). L’étanchéité du réseau peut par ailleurs être assurée en tentant de minimiser la demande d’approvisionnement parallèle. Il s’agit alors de rendre moins attractive et moins profitable l’acquisition par les free-riders des biens contractuels (B).
A. Limiter l’offre d’approvisionnement parallèle
Prohibition contractuelle de la revente hors réseau. — La première étape dans la protection du réseau de distribution sélective consiste naturellement à prohiber la vente des produits contractuels à des distributeurs non sélectionnés. Une telle clause est systématiquement insérée dans les contrats conclus par la tête de réseau avec ses distributeurs. Elle bénéficie d’un traitement favorable en droit de la concurrence, puisqu’elle ne constitue pas une restriction caractérisée au sens du règlement du 20 avril 2010 sur les restrictions verticales . Le distributeur sélectionné se voit ainsi interdire toute vente autre qu’au détail et à un consommateur final. Dans le respect de ce cadre, le distributeur sélectionné bénéficie en revanche de la plus grande des latitudes, le distributeur demeurant libre de recourir à l’égard des consommateurs finals tout aussi bien à des ventes actives que passives, y compris en ligne . Afin de bénéficier de l’exemption, l’accord de distribution sélective doit par ailleurs permettre au distributeur sélectionné de fournir un autre détaillant, membre du réseau de distribution sélective, toute restriction aux fournitures croisées à l’intérieur du réseau étant prohibée par l’article 4, d du règlement.
Obligations accessoires du distributeur. — Il incombe au rédacteur du contrat de concilier ces différentes exigences, tout en évitant qu’elles ne soient autant de sources de fuites potentielles. Ainsi, les contrats de distribution sélective édictent généralement une double obligation de prudence et de renseignement, combinée à une obligation de résultat. Le distributeur est enjoint à ne pas conclure de vente dont les caractéristiques (quantités, lieu de livraison, etc.) laissent à croire que les produits sont susceptibles d’être destinés à la revente. En cas de fournitures croisées, le contrat fera obligation au distributeur de se procurer et de conserver la preuve de l’appartenance de son acquéreur au réseau. Plus généralement, le contrat prévoira que toute vente autre qu’à un consommateur final ou à un membre du réseau engage, de plein droit, la responsabilité du distributeur et assortira cette obligation de résultat d’une clause pénale et d’une clause résolutoire de plein droit.
Limites de telles stipulations. — L’efficience de telles stipulations est cependant limitée. Celles-ci sont tout d’abord plus adaptées à des ventes classiques qu’à des ventes en ligne. Internet rend en effet plus difficile l’identification par le distributeur sélectionné, même diligent et de bonne foi, de la qualité réelle de l’acheteur. De telles clauses sont par ailleurs inefficaces à assurer l’étanchéité du réseau lorsque les produits sont commercialisés par d’autres canaux que la distribution sélective sur des marchés voisins, autorisant ainsi des importations parallèles sans qu’aucun distributeur sélectionné ne se soit rendu coupable d’une violation de ses engagements contractuels. Il est alors utile de combiner une rédaction soignée du contrat de distribution sélective avec divers mécanismes extracontractuels propres à rendre moins attractif l’achat de biens par les free-riders.
B. Limiter la demande d’approvisionnement parallèle
Uniformisation des prix. — L’activité des free-riders n’est profitable qu’à la condition de bénéficier d’approvisionnements à un prix moins onéreux que celui de vente au public. Quoiqu’indirect, l’uniformisation des prix est ainsi un moyen efficace de lutte contre l’approvisionnement parallèle. Un tel objectif est cependant difficile à atteindre au sein d’un marché européen où d’importantes disparités économiques rendent courantes et nécessaires les politiques de discrimination tarifaires entre sous-marchés. Le cadre juridique est par ailleurs particulièrement contraignant, toute pratique de prix imposés étant en principe condamnée, tant en droit interne qu’en droit européen . Il demeure cependant possible pour le fournisseur d’agir sur l’attractivité de l’approvisionnement parallèle en adaptant sa propre stratégie commerciale et encadrant celle de ses distributeurs. Sans parvenir à une parfaite unité, il demeure possible d’éviter de trop grandes disparités afin de minimiser les effets d’aubaine pour les free-riders. Dans le cadre de la fixation de prix maximum ou de prix conseillés, le fournisseur peut ainsi inviter ses distributeurs à réduire, voire à renoncer à toute discrimination par les prix de deuxième type. En effet, tout système de prix dégressif en fonction de la quantité commandée est susceptible d’inciter à des commandes plus importantes que nécessaire, dont une partie pourra être revendue au prix classique, sur un marché parallèle.
Recours à des marques différentes. — Maintenir l’étanchéité du réseau de distribution sélective peut en outre passer par le choix délibéré du fournisseur de commercialiser les produits contractuels sous des marques différentes en fonction des sous-marchés entre lesquels il paraît impossible d’adopter une politique de prix harmonisée. Ainsi, les produits commercialisés à moindre prix seront moins attractifs pour les free-riders, car distribués sous une marque ne bénéficiant pas de la même notoriété dans les pays où ils pourraient être revendus à des prix plus avantageux. On perçoit alors aisément que le maintien de l’étanchéité du réseau ne peut se focaliser sur la seule question de l’approvisionnement du free-rider. Il est également capital d’agir sur les possibilités de revente des produits contractuels.
II. Le maintien de l’étanchéité du réseau par la complexification de la revente parallèle
Aucun moyen juridique ne permettant d’assurer l’absence totale d’approvisionnement parallèle, il est également nécessaire d’agir sur les possibilités de revente par les tiers qui seraient parvenus à se procurer des produits soumis à distribution sélective. La revente n’étant pas, en elle-même, fautive, il convient de tout mettre en œuvre pour que les conditions l’entourant le soient (A). Parallèlement, il peut s’avérer judicieux de mettre en avant les risques inhérents à un achat sur le « marché gris » pour le consommateur, afin d’en diminuer l’attractivité (B).
A. Faciliter la preuve du caractère fautif de la revente parallèle par le tiers
Pousser le free-rider à la faute. — La jurisprudence concernant la responsabilité du revendeur parallèle, toute en nuance, autorise une certaine inventivité aux réseaux de distribution sélective. S’il est acquis que la simple commercialisation des produits n’est pas fautive , il faut peu pour que celle-ci bascule dans l’illicéité. Utilisant les précédents jurisprudentiels, il est possible de s’assurer que la commercialisation des produits soumis à distribution sélective ne puisse se faire autrement que dans des conditions fautives.
Traçabilité des produits. — Une première méthode peut consister à organiser la traçabilité des produits commercialisés par le fournisseur, au moyen par exemple de codes-barres. Le fabricant dispose ainsi d’un moyen technique lui permettant de connaître rapidement et aisément la source d’approvisionnement du revendeur parallèle, afin de prendre les mesures appropriées à l’égard de celle-ci. Toutefois, la connaissance de la source d’approvisionnement ne suffit pas à faire basculer la revente parallèle dans l’illicéité. Il est en effet parfaitement envisageable que la chaîne d’approvisionnement parallèle soit relativement longue et complexe, si bien que le revendeur aura lui-même acquis, de bonne foi, ces produits auprès d’un tiers extérieur au réseau. En pareil cas, et sous réserve de l’utilisation d’une société-écran ou d’un prête-nom, la jurisprudence refuse de considérer le revendeur parallèle comme fautif . D’autres méthodes peuvent alors s’avérer complémentaires.
Mention du réseau sur les produits. — De façon fort logique et classique, la jurisprudence sanctionne le revendeur parallèle entretenant une confusion — volontaire ou non — sur sa qualité du membre du réseau de distribution sélective . Tirant les conséquences de cette jurisprudence, la pratique d’un marquage des produits ou de leurs emballages d’une mention telle que « ne peut être vendu que par un distributeur agréé » s’est développée. Le tiers commercialisant les produits tout en y laissant figurer cette inscription commet à l’évidence un acte de concurrence déloyale . Celui qui modifierait le produit ou l’emballage pour en ôter cette mention commettrait également une faute, voire se rendrait coupable de contrefaçon . La seule issue consisterait ainsi pour le tiers à conserver cette indication, tout en l’accompagnant d’un démenti sur un autre support. Autant dire que la voie est étroite et incertaine, tant il n’est pas impossible de considérer qu’une telle méthode dévalorise le produit et porte atteinte à l’image de marque du réseau.
Absence des services fournis par le réseau. — Plus généralement, dès lors que la mise en place d’un système de distribution sélective est justifiée par la nature ou la technicité du produit, le fabricant devrait pouvoir obtenir la condamnation systématique du revendeur parallèle. En effet, la jurisprudence n’hésite pas à sanctionner sur le terrain de la responsabilité civile le revendeur qui commercialise les produits dans des conditions contraires aux prescriptions du fabricant , ou avec un personnel non formé . Plus largement, le parasitisme économique autorise la sanction de celui qui « commercialise les produits d’un réseau de distribution sélective, sans être soumis aux contraintes habituelles des distributeurs agréés » ; ce qui n’est autre que la définition du revendeur parallèle. Le fabricant aura donc le plus grand intérêt à se ménager la preuve de l’intérêt du recours à la distribution sélective, en considération de la spécificité, de la technicité ou de la qualité des produits.
B. Diminuer l’attractivité de l’achat parallèle pour le consommateur
Absence des services additionnels. — Une dernière piste afin d’assurer l’étanchéité du réseau peut consister à rendre moins alléchante pour le consommateur l’offre des free-riders. Il s’agit là d’un pari de plus long terme, mais dont l’efficacité ne peut être niée. En recourant à la distribution parallèle, le consommateur se prive en principe de l’ensemble des services accessoires fournis par les distributeurs sélectionnés (conseils, information technique, essayage, paramétrage, etc.). L’un des dangers de la distribution parallèle est néanmoins que le consommateur profite de ces services au sein du réseau, avant d’acheter auprès d’un free-rider, mettant en péril l’équilibre économique du système. À l’inverse, s’agissant des services après-vente, les réseaux de distribution sélective ont d’importants moyens d’action. C’est ainsi que le fait de réserver le bénéfice de la garantie contractuelle aux produits acquis au sein du réseau est parfaitement licite . Il peut en aller de même pour l’ensemble des services additionnels offerts par les distributeurs (offres de fidélité par exemple).
Présentation des informations légales et réglementaires. — La revente parallèle est en outre susceptible de compromettre le respect même des obligations légales et réglementaires imposées par le droit de la consommation. En fonction du lieu d’approvisionnement parallèle, les mentions et documents informatifs sont susceptibles de varier ou d’être rédigés dans une langue autre que le français. S’il est envisageable de traduire une notice ou un mode d’emploi, d’autres éléments peuvent être plus complexes à mettre en conformité avec l’abondante réglementation consumériste française. La jurisprudence américaine, qui accepte de sanctionner la revente parallèle sous réserve de l’existence de « différences matérielles » entre les produits regorge d’exemples à ce sujet : une célèbre marque de sodas énergisants a ainsi obtenu l’arrêt de la commercialisation de canettes importées au motif que les informations nutritionnelles étaient rédigées en anglais britannique et non en américain, n’étaient pas conformes à la présentation habituelle outre-Atlantique et étaient présentées pour 100 ml de boisson et non par verre … Ce type de raisonnement peut aisément être transposé en droit français. Outre leur aspect déceptif pour le consommateur , de tels éléments seraient à l’évidence constitutifs d’une faute à l’égard du fabricant, comme portant atteinte à l’image de marque et à la réputation du réseau.
Bien que les moyens d’assurer l’étanchéité d’un réseau de distribution sélective soient extrêmement éclectiques et d’efficacité variée, les fabricants ont à leur disposition les outils juridiques nécessaires à la lutte contre le « marché gris ». On en vient même à se demander si le droit positif, qui persiste à affirmer la licéité de la distribution parallèle, ne confine pas à la tartufferie. Peut-être serait-il cohérent de renverser une règle qui, d’un point de vue pratique, n’a plus de principe que le nom ?