Solution :
La société Prodim a conclu en 1991 avec la société Supercham un contrat de franchise d’une durée de sept ans pour l’exploitation d’un fonds de commerce d’alimentation sous l’enseigne Shopi, assorti en cas de résiliation d’une clause de non-réaffiliation d’une durée de trois ans, ainsi qu’un contrat d’approvisionnement d’une durée de cinq ans. Après avoir déposé cette enseigne et substitué à celle-ci l’enseigne Coccinelle, la société Supercham a notifié, en 1995, à la société Prodim la rupture de leurs relations contractuelles. Un tribunal arbitral a condamné le franchisé à payer au franchiseur une certaine somme à titre de dommages-intérêts en raison de la violation de la clause de non-réaffiliation. Cette clause est invalidée par les juges d’appel, dont la solution est confirmée par la Cour de cassation :
«après avoir constaté que l’interdiction faite au franchisé de se réaffilier et de vendre des produits de marques de distributeur liées à une enseigne de renommée nationale ou régionale concurrente ne trouve application que lorsque le contrat prend fin par anticipation en raison de fautes du franchisé, l’arrêt retient, d’abord, que cette clause tend à décourager les franchisés de quitter prématurément le réseau, ne concerne pas la protection du savoir-faire et des intérêts légitimes du franchiseur et a pour effet de porter une atteinte illégitime à la liberté du franchisé d’exercer son commerce dans des conditions normales ; qu’il relève, ensuite, qu’à l’égard des clauses de non-concurrence, qui en principe apportent une restriction plus grande à la liberté commerciale du franchisé que les clauses de non-réaffiliation, la durée raisonnable fixée par les règlements communautaires n° 4087/88 et n° 330/2010, pour protéger les droits du franchiseur et la réputation du réseau, ne peut excéder un an, et qu’il n’est pas démontré que le commerce de distribution de détail alimentaire présente une technicité telle qu’il impose une clause de non-réaffiliation d’une durée de trois ans ; qu’il constate, enfin, au sein du réseau Carrefour, une variabilité de la durée des clauses de non-réaffiliation que le franchiseur n’a pu expliquer par des raisons objectives ; que de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu déduire, sans encourir le grief de la troisième branche qui critique des motifs surabondants, que disproportionnée au but poursuivi, la clause l’était également dans sa durée » [1er arrêt].
Dans la seconde affaire, une société de restauration rapide (le franchiseur) a conclu avec un franchisé un contrat de franchise pour l’exploitation, à Troyes, d’un fonds de commerce à l’enseigne Pat à pain. Ce contrat comprenait une clause aux termes de laquelle le franchisé ne pouvait, pendant la durée d’un an après son expiration pour quelque cause que ce soit, s’intéresser « à la conception ou à l’exploitation de tout établissement de fabrication, de vente de produits alimentaires ou de restauration rapide d’une enseigne concurrente dans un rayon de cinquante kilomètres à vol d’oiseau d’un point de vente existant » du franchiseur ou de tout autre franchisé de son groupe. La résolution du contrat a été constatée par une ordonnance de référé pour défaut de paiement des redevances. Puis le franchisé est condamné à payer au franchiseur la somme de 150 000 euros à titre de dommages-intérêts pour violation de la clause de non-concurrence. L’arrêt d’appel, qui avait estimé que la clause de non-concurrence était limitée dans le temps et que la limitation à une distance de cinquante kilomètres n’étant pas abusive, les clients satisfaits d’un point de restauration effectuant ce trajet pour suivre le déplacement de l’établissement conforme à leur goût dans un même département, est cassé :
« en se déterminant par de tels motifs impropres à établir que la clause imposant un rayon minimum de non-rétablissement de cinquante kilomètres autour de tout point de vente à l’enseigne « Pat à pain » était proportionnée aux intérêts légitimes du franchiseur d’un réseau de restauration rapide, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision » [2e arrêt].
Observations :
Deux arrêts inédits, rendus le même jour par la Cour de cassation, viennent apporter un éclairage intéressant à propos de l’épineuse problématique des clauses restrictives de concurrence post-contractuelles insérées dans les contrats de franchise. Sans revenir sur le détail de chacune des procédures, il est possible de mettre en exergue deux difficultés que ne manquaient pas de soulever ces litiges. La première interrogation concernait l’interprétation et la qualification des clauses restrictives de concurrence, dont le libellé présentait, dans les deux cas, une certaine originalité. Non sans lien avec cette première question, les deux pourvois s’en prenaient par ailleurs à l’appréciation qui avait été faite par les juges du fond de la proportionnalité de ces clauses.
I. Interdiction d’exploiter un établissement « d’une enseigne concurrente » pour le franchisé Pat à Pain ; défense « de se réaffilier et de vendre des produits de marques de distributeur liées à une enseigne de renommée nationale ou régionale concurrente » pour le franchisé Shopi : voilà qui, à première lecture pouvait passer pour de simples clauses de non-réaffiliation dont on sait qu’elles sont en principe moins attentatoires à la liberté du franchisé que de classiques clauses de non-concurrence (sur la distinction, v. Cass. Com., 28 sept. 2010, n° 09-13.888, JCP E, 2010, n°43, p. 34, note N. Dissaux, CCC 2010, n°271, note M. Malaurie-Vignal, RLDA, 2010, n°55, p. 53, note C. Anadon, Concurrences, 2011, n°1, p. 117, note Ferrier, RDC, 2011, n°1, p. 187, note M. Behar-Touchais, D., 2011, p. 2961, note Y. Picod).
Toutefois, l’affaire Pat à Pain posait une véritable difficulté d’interprétation. Comment en effet comprendre l’interdiction de s’intéresser à un commerce similaire « d’une enseigne concurrente » ? La clause devait-elle être qualifiée de clause de non-réaffiliation comme le soutenait le franchisé ou de clause de non-concurrence comme l’avait estimé la cour d’appel ? Le pouvoir d’interprétation des juges du fond étant proportionnel à l’ambiguïté de la clause, la Cour de cassation en conclut que ceux-ci avaient toute latitude pour estimer que celle-ci s’analysait en une clause de non-concurrence prohibant tout rétablissement dans une activité identique, sans encourir le grief de dénaturation. Indirectement, une difficulté similaire affleurait dans l’affaire Carrefour/Shopi, bien que la rédaction de la clause fût ici exempte de toute équivoque. La clause de non-réaffiliation se doublait de l’interdiction de revendre des produits de marques distributeurs. Ce type d’obligation comporte un effet restrictif de concurrence difficilement contestable, lorsque l’on sait, comme l’a très justement rappelé la jurisprudence que l’« interdiction […] de vendre des produits dont les marques sont liées à ces enseignes, [met] les ex-franchisés, privés dans leur secteur d’activité du support d’un réseau structuré d’approvisionnement, dans l’impossibilité de poursuivre, dans des conditions économiquement rentables, l’exploitation de leur fonds de commerce » (Cass. Com., 18 décembre 2012, n° 11-27.068, JCP E, 2013, 1037, note N. Dissaux, CCC 2013, n° 53, note Malaurie-Vignal.). Là encore, en dépit des apparences, c’est en réalité la poursuite même de l’activité de l’ancien franchisé qui était obérée.
Alors qu’elle avait jadis pu faire preuve d’un certain juridisme et montrer son attachement à la rigueur des concepts (Cass. Com., 28 sept. 2010, précité), la Cour de cassation adopte ici un réalisme bienvenu. La gravité de l’atteinte faite aux droits du franchisé ne dépend pas exclusivement de la nature de l’obligation dont il est débiteur, mais de facteurs très divers. Cette démarche est particulièrement perceptible dans l’affaire opposant les sociétés Prodim et Francap. Dans son avis rendu le 9 juillet 2012 sur cette affaire, l’Autorité de la concurrence estime notamment qu’« en empêchant […] le commerçant indépendant sorti du réseau Shopi de commercialiser des MDD liées à une enseigne concurrente de Carrefour de renommée nationale ou régionale, […] les clauses de non-réaffiliation en cause limitent de manière significative sa capacité à contribuer au jeu concurrentiel dans sa zone de chalandise et à s’y développer » (Aut. conc., avis du 9 juillet 2012, n°12-A-15, pt 195). Dans l’affaire Pat à Pain, c’est tout au contraire l’interprétation défendue par le franchiseur qui semble finalement se retourner contre lui. La cour d’appel ayant valablement retenu la qualification de clause de non-concurrence, c’est à la lumière de cette interdiction qu’il convient d’apprécier la proportionnalité de la clause. D’évidence, cette appréciation doit se faire de façon plus sévère qu’en matière de clause de non-réaffiliation, l’atteinte aux intérêts du franchisé étant en l’espèce indéniablement plus grande.
II. Là réside l’autre intérêt et le second point commun de ces deux arrêts, la proportionnalité de chacune de ces deux clauses étant débattue devant la Cour de cassation. L’analyse des décisions semble témoigner du rôle central et croissant de cette notion dans le contrôle de la validité des clauses restrictives de concurrence.
Concernant le réseau Pat à Pain, la cour d’appel de Bourges est censurée pour défaut de base légale, faute d’avoir par des motifs pertinents établi que la clause était proportionnée aux intérêts légitimes du franchiseur. Il est vrai que la limitation spatiale (cinquante kilomètres), approuvée par les juges du fond, peut laisser perplexe s’agissant d’une sandwicherie. Plus encore, c’est sans doute dans l’identification de l’intérêt légitime protégé qu’il convient de rechercher les causes de la censure. Implicitement, la Cour d’appel avait estimé que cet intérêt légitime n’était autre que la protection de la clientèle, « les clients satisfaits d’un point de restauration effectuant ce trajet pour suivre le déplacement de l’établissement conforme à leur goût ». Telle n’est pas l’analyse de la Cour de cassation : le franchiseur n’a aucun intérêt légitime à protéger une clientèle qui n’est pas la sienne. L’intérêt légitime de la clause de non-concurrence en matière de franchise est à rechercher dans la protection du savoir-faire du franchiseur, ainsi qu’en témoigne l’arrêt rendu dans l’affaire Carrefour/Shopi, au prix d’un contrôle très (trop) strict de celui-ci. En effet, après avoir sévèrement vilipendé « les faibles technicité, spécificité, et originalité » du savoir-faire développé par le deuxième groupe mondial de grande distribution, la Cour d’appel de Paris est approuvée d’avoir considéré comme disproportionnée la clause qui rendait illusoire la liberté du franchisé « d’exercer son commerce dans des conditions normales ».
En somme, si l’exigence d’une contrepartie financière a, un temps, exercé une certaine attraction sur la doctrine et parfois sur la jurisprudence (Cass. Com., 9 oct. 2007, n°05-14.118, RDC, 2008, n°2, p. 410, note M. Behar-Touchais, JCP G, 2007, II, p. 10211, note N. Dissaux, RTD civ., 2008, p. 300, obs. B. Fages, D., 2008, p. 388, note D. Ferrier, RJDA, 2008, n°4, p. 355, note H. Kenfack, RLDC, 2008, n°47, p. 6, note D. Mainguy et M. Depincé, CCC 2007, n° 298, note M. Malaurie-Vignal), cette idée semble aujourd’hui délaissée au profit d’un renouvellement et d’un renforcement du concept de proportionnalité. La question n’est plus de savoir si la perte de clientèle essuyée par le franchisé à l’issue du contrat doit être financièrement compensée, mais bien de savoir si cette perte était absolument et strictement indispensable à la protection des intérêts du franchiseur. Or, par deux fois déjà, la Cour de cassation a pu rappeler que toute clause plaçant un franchisé dans l’impossibilité de poursuivre, dans des conditions « économiquement rentables », l’exploitation de son fonds de commerce « ne satisfait pas l’équilibre à maintenir entre la protection de la clientèle du franchiseur et la liberté d’entreprendre » (C.A. Toulouse, 1er mars 1999, Sté Troc de l’Ile c/ Sté Nicolas, JurisData n° 1999-040352, confirmé par Cass. Com., 12 mars 2002, n° 99-14.762 ; et dans le même sens : Cass. Com., 9 juin 2009, n° 08-14.301, LPA, 2010, n° 2, p. 11, note N. Dissaux, RDC, 2010, n° 3, p. 921, note M. Behar-Touchais, CCC 2009, n° 221, note M. Malaurie-Vignal). En somme, pour être proportionnée, la perte de clientèle induite par la clause ne peut être totale. Admettre le contraire reviendrait à remettre en cause l’idée selon laquelle la clientèle développée en franchise est celle du franchisé. Cette place centrale donnée à l’exigence de proportionnalité ne doit pas surprendre, à l’heure où la future réforme du droit des obligations prévoit d’insérer dans le code civil un second alinéa à l’article 6 qui disposerait que « la liberté contractuelle ne permet pas de […] porter atteinte aux droit et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au bit recherché ».