L’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations offre, par contrecoup, une occasion inespérée de clarifier et de recentrer le rôle de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce. Le droit commun étant désormais doté d’un mécanisme permettant la sanction des clauses porteuses d’un déséquilibre significatif, on peut espérer que l’article L. 442-6, I, 2° sera désormais cantonné à ce qu’il aurait toujours dû être : un texte assurant la protection du marché et de la concurrence.
La sanction par le droit des pratiques restrictives de concurrence des « obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations de parties » n’a cessé, depuis 2008, de susciter les inquiétudes et d’éveiller les craintes. Deux reproches sont principalement adressés par la doctrine à l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce. Dès l’adoption du texte dans sa version actuelle par la LME, beaucoup ont craint que la généralité des termes employés par le législateur ne conduise à faire de ce texte un véritable « montre juridique » (Lucas de Leyssac C. et Chagny M., Le droit des contrats, instrument d’une forme nouvelle de régulation économique, RDC 2009, p. 1268), particulièrement attentatoire à la liberté contractuelle, et capable à lui seul d’engloutir nombre de clauses dont le régime avait été savamment précisé au fil des ans par la jurisprudence et la doctrine. Près de huit ans après l’adoption du texte, et alors que la Cour de cassation a commencé à en livrer son interprétation, il est permis de penser que la plupart de ces craintes peuvent être, pour l’essentiel, dissipées. Comme souvent, le juge a su faire un usage mesuré des pouvoirs démesurés que lui avait accordés le législateur. De façon plus fondamentale, on peut cependant toujours reprocher à l’article L. 442-6, I, 2° d’inscrire au sein du droit de la concurrence une règle dont les objectifs sont assez éloignés de ceux traditionnellement portés par cette branche du droit. Il est difficile de soutenir que l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce vise une protection du marché ou de la concurrence, alors que la genèse de ce texte démontre tout au contraire qu’il est né de la volonté du législateur d’« introduire explicitement l’abus de dépendance économique dans le cadre de relations ne déstabilisant pas le marché » (Rapport E. Besson, Doc AN n° 2864, 19 janvier 2001). La parenté de l’article L. 442-6, I, 2° avec l’article L. 132-1 du code de la consommation, que le Conseil constitutionnel lui-même a expressément consacrée (Décision n° 2010-85 QPC du 13 janvier 2011, D. 2011, p. 415, note Picod), renforce la conviction que ce texte ambitionne par-dessus tout le rééquilibrage des rapports contractuels et la protection de la partie faible. Bien que ces objectifs ne soient ni inconciliables, ni trop éloignés de ceux du droit de la concurrence, d’aucuns ont dénoncé avec force un « empiétement du droit de la concurrence sur le droit du contrat » (Idot L., L’empiétement du droit de la concurrence sur le droit du contrat, RDC 2004, p. 882 et s.). La formule résonne avec force à l’heure où l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats vient de consacrer la création d’un article 1171 du code civil dont les termes rappellent à s’y méprendre ceux des articles L. 132-1 du code de la consommation et L. 442-6, I, 2° du code de commerce. À compter du 1er octobre 2016 (cf. article 9 de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016), le droit commun se dotera en effet d’un texte précisant que : « dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite ». Les détracteurs de l’article L. 442-6, I, 2° pourront y voir l’aveu implicite que la règle posée par ce texte n’était pas à sa place au sein du titre IV du livre IV du code de commerce et la consécration de la thèse selon laquelle la sanction des « clauses abusives » relève du droit des contrats. L’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce n’en est pour autant pas abrogé. La coexistence de celui-ci avec le futur article 1171 du code civil invite à s’interroger sur les rapports que droit commun et droit spécial pourront entretenir. Il est certain que l’article L. 442-6, I, 2° occupait jusqu’à lors une forme de vide juridique, créé par l’incapacité conjuguée de l’abus de dépendance économique et du droit des obligations à lutter efficacement contre les comportements déloyaux de certains opérateurs économiques, au premier rang desquels les grands groupes de distribution. Comment l’article L. 442-6, I, 2° résistera-t-il à la concurrence de l’article 1171 du code civil ? Ce dernier est-il destiné à rester lettre morte dans les rapports commerciaux, l’article L. 442-6, I, 2° conservant le rôle de protection de la partie faible, qui lui avait jusqu’à lors été attribué ? Au contraire, ne peut-on pas craindre (espérer ?) que l’article 1171 du code civil ne scelle la disparition de l’article L. 442-6, I, 2° devenu redondant et superflu ? Les deux textes sont-ils finalement complémentaires, si bien qu’opérant dans des secteurs distincts, il n’existe aucun risque de concurrence entre eux ? Ces questions ont un intérêt théorique pour quiconque s’interroge quant à la pertinence et à l’efficacité de ces deux règles. Elles ont aussi un intérêt éminemment pratique pour tout plaideur qui, confronté à un déséquilibre significatif dans une relation commerciale, devra prochainement s’interroger sur celui des deux textes qu’il convient pour lui de privilégier. C’est donc à une analyse comparative des conditions d’application (I) ainsi que des sanctions (II) prévues par ces deux articles que se propose de se livrer la présente étude.
I. – Un droit des pratiques restrictives plus exigeant que le droit commun quant à ses conditions de mise en oeuvre
À première lecture, il semble difficile de trouver une cohérence quant aux conditions de mise en œuvre respectives des articles L. 442-6, I du code de commerce et 1171 du code civil. Non seulement les champs d’application respectifs des deux textes paraissent ne pas obéir à un découpage commun, mais la notion même de déséquilibre significatif diffère légèrement d’un texte à l’autre. Une telle situation est doublement regrettable : elle est en tout points contraire avec l’objectif de lisibilité et d’intelligibilité du droit ; elle risque par ailleurs de favoriser les pratiques de « law shopping » en incitant les plaideurs à choisir, en fonction de leur situation personnelle, le texte le plus approprié. Ce constat particulièrement sombre mérite cependant d’être nuancé : en dépit de leur lettre, une mise en cohérence des deux textes semble à portée de main. Elle passe par un recentrage du champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2° (A) et l’unification de la notion même de déséquilibre significatif (B).
A. – Les situations visées : vers l’inclusion de l’article L. 442-6, I, 2° dans l’article 1171
Le champ d’application de l’article L. 442-6, I est délimité ratione personae, là où l’article 1171 privilégie une distinction ratione materiae. Le droit des pratiques restrictives de concurrence ne vise en effet que la relation entre « un producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers » et un « partenaire commercial » de celui-ci. Conformément à sa vocation généraliste, le droit commun n’introduit aucune distinction de ce type et devrait permettre la sanction du déséquilibre significatif indépendamment de la qualité du bénéficiaire et de la victime du déséquilibre significatif. En revanche, dans sa rédaction issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et contrairement à ce qui avait été imaginé dans le cadre de l’avant-projet d’ordonnance, l’article 1171 voit son champ d’application restreint aux seuls « contrats d’adhésion ». Cette dernière notion est elle-même définie par le futur article 1110 du code civil comme la convention « dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties ». Les deux textes semblent donc reposer sur deux logiques différentes et autonomes. Il n’en est pourtant rien.
1) Le socle commun : l’absence de négociation
À première vue, il existerait donc un grand nombre de contrats qui échapperaient au droit commun pour n’être appréhendés que par le droit des pratiques restrictives. L’ensemble des contrats de gré à gré conclus entre professionnels ne seraient pas appréhendés par l’article 1171 du code civil, tout en demeurant soumis au contrôle du juge sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce : le droit commun n’aurait de commun que le nom… On peut toutefois se demander si la restriction posée par le futur article 1171 du code civil n’a pas vocation à rejaillir sur l’interprétation de l’article L. 442-6. Il n’est pas inutile de rappeler que ce dernier texte vise celui qui « soumet » ou « tente de soumettre » à un déséquilibre significatif. L’expression n’est pas neutre : l’idée de puissance et d’autorité qui s’en dégage paraît peu compatible avec le concept de contrat de gré à gré, dont les stipulations sont « librement » (cf. article 1110, al. 1 du code civil tel qu’issu de l’ordonnance du 10 février 2016) négociées entre les parties. Cette idée est d’ailleurs déjà largement présente dans la jurisprudence relative à l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce. Dans un arrêt du 27 mai 2015, la Cour de cassation n’a pas hésité à affirmer que la soumission, au sens de ce texte, découlait en l’espèce du fait que « les clauses litigieuses étaient insérées dans tous les contrats signés par les fournisseurs, lesquels ne disposaient pas du pouvoir réel de les négocier » (Cass. Com., 27 mai 2015, n° 14-11.387). À l’inverse, la Cour d’appel de Paris a pu refuser l’application de l’article L. 442-6 à un contrat de location de véhicules entre professionnels, retenant que la clause litigieuse avait été négociée (CA Paris, 29 janvier 2014, n° RG 12/07258). De là à affirmer que l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce n’est, lui aussi, applicable qu’aux seuls contrats d’adhésion, il n’y a qu’un pas qui semble pouvoir être franchi. Cette interprétation de l’article L. 442-6 pourrait désormais trouver appui sur le droit commun. Elle assurerait ainsi la cohérence de l’ensemble, limitant, tant en droit commun qu’en droit spécial, la prohibition du déséquilibre significatif aux contrats non négociés. Le champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2° s’en trouverait mieux défini, n’étant plus qu’un sous-ensemble de celui de l’article 1171 du code civil. Pour que la cohérence ne soit pas qu’artificielle, il restera cependant à préciser, au-delà de la future définition légale, ce qu’il convient d’entendre par contrat d’adhésion : un contrat dont le contenu, sans être « déterminé à l’avance », n’a pu être négocié compte tenu de la position de faiblesse de l’une des parties est-il un contrat d’adhésion ? une clause imposée dans un contrat négocié influe-t-elle sur la qualification de celui-ci ? Là encore, il faut espérer que la Cour de cassation saura promouvoir une approche globale de ces questions. À cette condition découlant du caractère non négocié du contrat, que l’on peut souhaiter commune aux deux textes, l’article L. 442-6, I, 2° en ajoute une seconde, qui lui est cette fois propre.
2) L’élément de différenciation : l’existence de relations commerciales ou professionnelles
De façon parfaitement logique, la véritable distinction quant au champ d’application des articles 1171 du code civil et L. 442-6, I, 2° du code de commerce procède de la qualité des parties : ce dernier se limite aux relations entre commerçants, ou à tout le moins entre professionnels, là où le premier n’opère aucune distinction. Il serait toutefois erroné de réduire la ligne de partage à la simple distinction entre droit civil et droit commercial. L’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce va au-delà du droit commercial : l’application ce texte à des relations mixtes, ou purement civiles n’est en effet pas exclue. L’article envisage lui-même le cas de « la personne immatriculée au répertoire des métiers », la jurisprudence a admis son application à des professionnels libéraux (pour des avocats, v. CA Angers, 24 avr. 2012, n° RG 11/01541), s’affranchissant quelque peu de la lettre du texte qui vise le « partenaire commercial ». Il n’y a là rien de surprenant, l’assimilation des différents secteurs et formes d’activité étant parfaitement conforme à la finalité du texte, chargé avant tout d’assurer la protection de l’ordre public économique. La position de l’opérateur économique sur le marché prime donc les catégories et qualifications juridiques.
Une autre source de différenciation entre les deux textes pourrait être trouvée à la lumière de la durée de la relation. Alors que le futur article 1171 du code civil n’envisage qu’un contrat isolé (voire une clause), l’article L. 442-6, I, 2° peut sembler avoir une approche plus globale et de plus long terme en visant des « partenaires ». Certaines décisions se sont appuyées sur ce terme pour refuser l’application de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce à un contrat ponctuellement souscrit (CA Nancy, 2e ch. civ., 31 mai 2012, n° RG 09/01190 – CA Lyon, 10 mai 2012, n° RG 10/08302), le caractère isolé du contrat étant dès lors exclusif de tout véritable « partenariat » (CA Paris, 6 mars 2015, n° RG 13/20879 : CCE 2015, n° 41, obs. Loiseau). La Cour d’appel de Nancy a pu ainsi estimer que la notion de partenaire implique « une volonté commune et réciproque d’effectuer de concert des actes ensemble dans les activités de production, de distribution ou de services, par opposition à la notion plus étroite de contractant » (CA Nancy, 14 février 2013, n° RG 12/00378). Il ne nous paraît cependant pas certain qu’une telle interprétation soit conforme aux intentions du législateur. Sans doute est-elle davantage symptomatique d’une réaction des juges du fond à une sollicitation trop forte de l’article L. 442-6, I, 2° en dehors de son champ d’application naturel.
Ainsi, la lecture comparée des deux textes permet de mieux apprécier le champ d’application du plus ancien d’entre eux et, peut-être, d’en resserrer les contours. Pour systématiser au risque de caricaturer, il paraît permis d’affirmer que là où le champ d’application de l’article 1171 du code civil n’est borné que par une unique condition (l’existence d’un contrat d’adhésion), deux conditions supplémentaires sont nécessaires à pour entrer dans le champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2° : la présence, de part et d’autre, d’opérateurs économiques ainsi que, peut-être, l’existence d’une relation contractuelle suffisamment pérenne.
B. – Les comportements visés : vers l’unification des articles L. 442-6, I, 2° et 1171
1) Le socle commun : l’appréciation globale des contreparties aux obligations et de l’équilibre du contrat
De façon fort heureuse, la notion de déséquilibre significatif semble relativement unitaire, en dépit de formulations différentes. Les termes employés par les deux textes sont au reste relativement proches : l’un vise les « obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties », là où l’autre a pour objet la « clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties ». Certes, le déséquilibre, pour l’article L. 442-6, I, 2°, trouve sa source dans une « obligation », alors qu’il provient d’une « clause » dans le cadre du futur article 1171 du code civil. Difficile néanmoins de penser qu’une différence de régime découle de la différence sémantique.
Dès lors, tout porte à croire que les critères déjà dégagés sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce – voire de l’article L. 132-1 du code de la consommation – seront repris en droit commun. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a par ailleurs consacré cette unicité d’interprétation entre le droit de la consommation et le droit des pratiques restrictives de concurrence dans sa décision du 13 janvier 2011 (Décision n° 2010-85 QPC du 13 janvier 2011, précit.). À la croisée des chemins, il serait étonnant que le droit commun s’en écarte. S’agissant de la manière d’apprécier l’existence, ou non, d’un déséquilibre significatif, la rédaction du futur article 1171 emboîte le pas à la jurisprudence bien établie de la chambre commerciale dans le sens d’une approche globale du contrat. C’est ainsi « au regard des droits et obligations des parties au contrat » que le caractère déséquilibré de telle ou telle clause doit être prouvé, confirmant que le déséquilibre significatif n’est caractérisé « qu’après une appréciation concrète et globale du ou des contrats en cause » (Com. 3 mars 2015, n° 13-27.525 : RLDA mai 2015 p. 37, obs. Mathonnière). Que la méthode d’appréciation soit unique n’implique cependant pas que les résultats en seront identiques : ce qui peut apparaître significativement déséquilibré à l’égard d’un non professionnel ne le sera peut-être pas à l’égard d’un commerçant ; une même clause pourra aboutir au déséquilibre significatif d’un contrat alors qu’elle sera compensée par d’autres obligations dans une autre convention (Com. 3 mars 2015, n° 14-10.907, Provera, CCC 2015, p ; 50, note Mathey). Il y a là un facteur de complexification évident : la clause « noire » en droit de la consommation sera peut-être « grise » en droit commun, voire totalement blanchie en droit commercial…
2) L’interrogation : l’exclusion de l’objet du contrat et du prix ?
L’article 1171 intègre en outre en son alinéa 2 une précision inconnue de l’article L. 442-6 : « l’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ». La formule est directement empruntée à l’antépénultième alinéa de l’article L. 132-1 du code de la consommation, dans une version plus condensée – et sans doute plus maladroite, la référence à la « prestation » pouvant (à tort) faire croire que seuls les contrats d’entreprise sont concernés. L’article L. 442-6 ne comporte aucune restriction de ce type. Certains juges en ont parfois tiré pour conséquence qu’il leur était loisible de contrôler l’équilibre financier d’une clause ou d’un contrat. La Cour d’appel de Paris a notamment considéré qu’il convenait en application de ce texte d’« examiner si les prix fixés entre des parties contractantes créent ou ont créé, un déséquilibre entre elles et si ce déséquilibre est d’une importance suffisante pour être qualifié de significatif » (CA Paris, 23 mai 2013, n° RG 12/01166, Ikea Supply). La doctrine partage pour l’essentiel cette opinion, d’aucuns estimant que le contrôle de l’équilibre financier par le truchement de l’article L. 442-6, I, 2° est « même l’intérêt de ce texte » (D. Mainguy, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JCP E 2016, act. 151).
Il n’en demeure pas moins que les juges font preuve de la plus grande prudence à cet égard et semblent répugner à s’immiscer dans l’équilibre financier des conventions (v. notam. CA Versailles, 12e ch., 27 oct. 2011, SAS Dexxon Data Media c/ Société droit allemand Fujifilm Recording Media Gmbh, CCC 2012, comm. 42, note Mathey) : à notre connaissance, depuis 2008, aucune décision n’a consacré l’existence d’un déséquilibre significatif d’origine économique. Cyril Grimaldi estime pour sa part que l’on peut « sérieusement douter que le juge s’autorise à effectuer un tel contrôle » (Grimaldi C., Clauses abusives et droit de la distribution in Les clauses abusives ; approches croisées franco-espagnoles, Société de législation comparée, 2013). Une telle prudence est heureuse si l’on considère que le principe de libre fixation des prix affirmé par l’article L. 410-2 du code de commerce a encore une quelconque valeur. On remarquera par ailleurs qu’il serait pour le moins surprenant de conférer au juge un pouvoir de contrôle de l’équilibre économique que le fondement du 2° de l’article L. 442-6, I alors que le 1° de ce texte vise explicitement et spécifiquement cette hypothèse. Enfin et surtout, estimer que le juge aurait la possibilité, en s’appuyant sur le droit des pratiques restrictives de concurrence, de faire ce qui lui est défendu en droit commun ou en droit de la consommation a de quoi heurter la conception unitaire du concept de déséquilibre significatif défendue par le Conseil constitutionnel. Ce dernier argument a d’ailleurs manifestement gagné la conviction de la Cour d’appel de Paris qui, dans la décision du 1er juillet 2015 rendue dans l’affaire opposant le ministre de l’Économie au Groupement d’Achats des Centres Leclerc, a clairement estimé que : « l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce ne permet pas de remettre en cause le prix de vente des marchandises » dans la mesure où « la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 13 janvier 2011 empêche que ce qui est expressément exclu du contrôle judiciaire par l’article L. 132-1 du code de la consommation (la libre fixation du prix des marchandises), soit contrôlé judiciairement sur le fondement de l’article L. 442-6-I-2° du code de commerce » (CA Paris, 1er juillet 2015, GALEC c/ Min. Éco, n° RG 13/19251). Espérons que cette motivation ait les faveurs de la Haute cour… Elle permettrait d’uniformiser la notion de déséquilibre significatif qui entrerait alors de plain-pied dans le droit commun des contrats. Cette unité retrouvée se traduirait nécessairement par un recentrage du champ d’application de l’article L. 442-6, I, 2°.
II. – Un droit des pratiques restrictives plus ambitieux que le droit commun quant aux sanctions
Ici encore, la lecture combinée des articles L. 442-6, I, 2° du code de commerce et du futur article 1171 du code civil a de quoi laisser songeur quant à l’articulation des deux textes. Le premier envisage la « responsabilité » du stipulant, mécanisme a priori inconnu du second. L’article 1171 du code civil prévoit que la clause litigieuse est « réputée non écrite », sanction que n’envisage pas – à tout le moins explicitement – l’article L. 442-6. On peut dès lors se demander s’il ne sera pas pertinent pour la victime d’agir cumulativement sur ces deux fondements, afin de disposer du plus large éventail de sanctions. En réalité, il semble que toutes les sanctions prévues par le droit commun soient également possibles, quoiqu’indirectement, sur le fondement du droit des pratiques restrictives de concurrence (A). À l’inverse, L. 442-6, I, 2° prévoit un arsenal de mesures spécifiques, sans équivalent en droit commun, que l’on peut voir comme la traduction de la finalité particulière de ce texte (B).
A. – La protection de la victime par les sanctions communes au droit des obligations et au droit des pratiques restrictives de concurrence
1) Le réputé non-écrit : sanction unique de l’article 1171 et accessoire de l’article L. 442-6
L’avant-projet d’ordonnance prévoyait initialement en droit commun la possibilité pour le juge de « supprimer » la clause créant un déséquilibre significatif. La doctrine s’était émue de l’emploi de ce terme peu orthodoxe, et avait suggéré une reformulation du texte (v. notam. Dissaux N., Clauses abusives : pour une extension du domaine de la lutte, Dr et patr. 2014, n° 240, p. 53 et s.). Cet appel a été entendu. L’énigmatique suppression laisse place à une sanction mieux connue des civilistes : le réputé non écrit. De même, l’ordonnance du 10 février 2016 abandonne la simple faculté offerte au juge pour y substituer une sanction systématique attestée par l’emploi du présent de l’indicatif « est ». De son côté, l’article L. 442-6 n’envisage nullement la possibilité pour la victime de solliciter la disparition de la clause porteuse d’un déséquilibre significatif. Tout au plus le III du texte envisage-t-il la possibilité pour le ministre de l’Économie ou le Ministère public de demander la nullité de la clause (voire du contrat). En dépit de la lettre du texte, il est légitime de penser que la victime, première concernée par une telle demande, ne peut dès lors se voir refuser ce droit, accordé à des tiers au contrat. Certains font encore observer que la clause significativement déséquilibrée au sens de l’article L. 442-6 est nécessairement nulle sur le fondement de l’article 6 du code civil (Grimaldi C., Clauses abusives et droit de la distribution, précit.). La jurisprudence paraît partager cette opinion, bien que les magistrats – probablement par analogie avec l’article L. 132-1 du code de la consommation – privilégient le terme de réputé non écrit (v. en ce sens Mouial Bassilana E., Le déséquilibre significatif, JCl Concurrence – Consommation, n° 84 et CA Paris, 7 juin 2013, n° RG 11/08674). Cette pratique devrait se généraliser et se systématiser avec l’entrée en vigueur de l’article 1171 du code civil, qui lui offrira désormais le fondement légal qui lui faisait jusqu’à lors défaut. La différence sémantique peut apparaître très accessoire, les deux notions aboutissant à un résultat similaire : l’anéantissement de la clause litigieuse. D’aucuns font cependant remarquer de façon fort pertinente que l’assimilation pourrait n’être pas totale : outre une différence en terme de prescription (le réputé non écrit étant censé n’être pas susceptible de prescription), « la nullité vaudrait erga omnes (…) alors que le réputé non-écrit ne vaudrait que pour la victime ayant intenté l’action » (v. Mouial Bassilana E., Le déséquilibre significatif, précit.). On entrevoit alors la perspective d’une mise en cohérence des deux textes. Quel que soit le fondement choisi, la victime dispose de la possibilité de solliciter du juge que la clause porteuse d’un déséquilibre significatif soit réputée non écrite. Il s’agit là d’une sanction purement civile, satisfactoire pour le débiteur de la clause victime du déséquilibre. Au reste, cette sanction s’impose au juge qui « doit » éradiquer la clause qu’il estime significativement déséquilibrée dans le contrat qui lui est soumis, ce quel que soit le fondement sur lequel est intenté l’action. Une réflexion similaire peut être menée pour la répétition de l’indu qui, bien que n’étant pas explicitement prévue par l’article 1171 et semblant réservée au parquet ou au ministre de l’Économie par l’article L. 442-6, découle naturellement de l’éradication de la clause litigieuse. Le futur article 1178 du code civil précise lui-même qu’en cas de nullité du contrat ou d’une clause « les prestations exécutées donnent lieu à restitution dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 ».
Aux côtés de ce socle commun, l’article L. 442-6 offre toutefois une palette de sanctions bien plus large, mais dont la portée dépasse le cadre des relations contractuelles entre le bénéficiaire et la victime du déséquilibre significatif. De façon assez paradoxale et quelque peu contre-intuitive, il nous paraît permis de penser que la « nullité » de la clause ou du contrat envisagée par le III du texte ressortisse de cette catégorie. La nullité prononcée à l’initiative du ministre ou du parquet pourrait se différencier du réputé non écrit comme ayant vocation à s’appliquer à l’ensemble des contrats du même type. Elle serait alors le pendant de la « liste noire » édictée par décret sur le fondement de l’article L. 132-1 du code de la consommation. La clause ainsi déclarée nulle à la demande de l’exécutif ou du parquet serait présumée déséquilibrée de façon irréfragable, cette présomption valant par ailleurs erga omnes. La mystérieuse formulation de l’article L. 442-6, III s’éclairerait d’un jour nouveau, et l’on pourrait alors concevoir que le législateur ait entendu réserver l’initiative d’une telle demande au ministre chargé de l’Économie ou au ministère public, tout en n’en prévoyant pas la possibilité pour la victime dont les intérêts sont déjà suffisamment protégés par la technique du réputé non écrit.
2) La responsabilité du bénéficiaire de la clause expressément prévue par l’article L. 442-6 et implicitement par l’article 1171
L’article L. 442-6, I débute en ces termes : « engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice subi ». Il ne fait aucun doute que l’action engagée par la victime du déséquilibre significatif sur le fondement de ce texte est, avant tout, une action en responsabilité civile, dont la nature contractuelle ou délictuelle est débattue, semble-t-il y compris au sein même de la Cour de cassation (La chambre commerciale semble opter pour une qualification délictuelle (Cass. com., 6 févr. 2007, n° 04-13.178) là où la première chambre civile admet qu’une clause attributive de compétence soit applicable, souscrivant ainsi implicitement à la nature contractuelle de l’action (Cass. 1re civ., 6 mars 2007, n° 06-10.946)). Le futur article 1171 ne prévoit aucun mécanisme semblable. Néanmoins, l’article 1178 issu de la réforme, qui ouvre la sous-section consacrée à la nullité, prévoit en son quatrième alinéa qu’« indépendamment de l’annulation du contrat, la partie lésée peut demander réparation du dommage subi dans les conditions du droit commun de la responsabilité extracontractuelle ». Cette règle vise certes la nullité du contrat dans son ensemble là où l’article 1171 n’aboutit qu’à réputer non écrite la seule clause porteuse du déséquilibre. Cette différence sémantique privera-t-elle le plaideur ayant obtenu l’éradication de la clause déséquilibrée sur le fondement de l’article 1171 de demander indemnisation de son préjudice sur le fondement de l’article 1178 ? Nous ne le pensons guère, d’autant plus que les notions de nullité du contrat, de nullité d’une clause et de réputé non écrit sont assimilées et placées sous un régime similaire par l’article 1184 issu du projet. Dès lors, la combinaison des articles 1171 et 1178 devrait là encore conduire à un rapprochement du premier de ces textes avec l’article L. 442-6.
En somme, la suppression de la clause litigieuse par la technique du réputé non écrit, la répétition de l’indu, ainsi que la mise en jeu de la responsabilité du créancier constitueraient les deux sanctions communes tant au droit des contrats qu’au droit des pratiques restrictives. Le droit économique permettrait par ailleurs d’ajouter à ces deux sanctions de droit commun, d’autres plus en lien et plus proches de sa finalité, parmi lesquelles peut être rangée la nullité prononcée à la demande des autorités publiques sur le fondement du III.
B. – La protection du marché par les sanctions spécifiques du droit des pratiques restrictives de concurrence
Parmi les cinq sanctions envisageables sur le fondement de l’article L. 442-6, I, 2° (engagement de la responsabilité, réputé non écrit de la clause voire annulation du contrat litigieux, répétition de l’indu, amende civile et interdiction de la pratique pour l’avenir), trois (l’engagement de la responsabilité, le réputé non écrit de la clause voire l’annulation du contrat litigieux et la répétition de l’indu) sont donc possibles sur le fondement du droit commun. Seule l’une amende civile et l’interdiction des pratiques pour l’avenir apparaissent désormais comme véritablement spécifique au droit des pratiques restrictives. Il est intéressant de remarquer que ces deux sanctions dépassent au final les intérêts propres de la victime, pour concerner l’intérêt général. Cet élargissement des sanctions va de pair avec un régime procédural spécifique, marqué par un élargissement des titulaires du droit d’agir et la compétence de juridictions spécialisées.
1) La mise en œuvre des sanctions
Les règles procédurales accompagnant la mise en œuvre de l’article L. 442-6, I, 2° attestent de sa nature particulière. Sans doute certaines d’entre elles ont-elles d’ailleurs été conçues comme un rempart à une sollicitation trop grande du texte par les plaideurs, afin qu’il ne devienne pas l’« arme de destruction massive » (Chagny M., Le nouveau droit de la concurrence : quel impact sur les relations contractuelles ?, CCC 2008, alerte 70) que certains redoutaient. L’attribution par le décret du 11 novembre 2009 (devenu art. D. 442-3 du code de commerce) du contentieux à certaines juridictions spécialisées a sans doute contribué à cet endiguement. Il constituera désormais un facteur dissuasif encore plus grand, dans la mesure où le futur article 1171 du code civil est délié de ces contraintes procédurales. Ce dernier devrait donc logiquement obtenir les faveurs de la plupart des plaideurs qui pourront ainsi faire l’économie d’une délocalisation du contentieux. Le risque d’une instrumentalisation de l’article L. 442-6, I, 2° à des fins dilatoires ne sera pas pour autant écarté, rien n’interdisant a priori à la prétendue victime d’un déséquilibre significatif de soulever sur le fondement de l’article L. 442-6, un moyen de défense qu’elle aurait tout aussi bien pu fonder sur le droit commun. Si l’on excepte cette hypothèse, sans doute marginale, et celle d’un contrat international où le caractère de loi de police (TGI Paris, 7 juin 2012, n° 10/10240) de l’article L. 442-6, I, 2° pourrait être d’un certain secours, ce texte n’a, du point de vue de sa mise en œuvre procédurale par la victime du déséquilibre, que des inconvénients.
En revanche, l’article L. 442-6, I, 2° présente un atout indéniable au regard du droit commun en ce qu’il permet à d’autres que la victime d’agir. Là encore, c’est finalement par son caractère protecteur de l’intérêt général que le texte se démarque du droit commun en autorisant le parquet et le ministre de l’Économie à agir en lieu et place de la victime.
2) L’objet des sanctions
Contrairement au futur article 1171, une simple tentative de soumission à un déséquilibre significatif est également visée par l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce. La précision semble cependant de l’ordre de l’incantatoire, compte tenu des difficultés probatoires auxquelles se heurterait la victime d’une tentative de soumission à un déséquilibre significatif, tant s’agissant de la faute que du préjudice.
La véritable singularité de l’article L. 442-6, I, 2° du code de commerce est donc à trouver dans les sanctions que ce texte autorise, d’autant plus depuis leur renforcement par la loi Macron (cf. article 34 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques). Chacun sait que l’article L. 442-6, III autorise désormais le prononcé d’une amende civile « portée au triple du montant des sommes indûment versées ou, de manière proportionnée aux avantages tirés du manquement, à 5 % du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France par l’auteur des pratiques lors du dernier exercice clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques (…) ont été mises en œuvre ». Du point de vue de l’auteur de la pratique, le caractère dissuasif de cette sanction astronomique est difficilement discutable. En revanche, il n’est pas certain que celui-ci renforce l’attractivité de l’article L. 442-6 pour la victime du déséquilibre significatif, qui n’a ni intérêt ni qualité pour demander une telle sanction. En effet, la sollicitation d’une amende civile est logiquement laissée à la discrétion du parquet ou du ministre, celle-ci ayant vocation à être recouvrée par l’État dans un but de protection de l’intérêt général. De même, la suppression « pour l’avenir » de la clause introduisant le déséquilibre significatif, que semble autoriser, au contraire du droit commun, le droit des pratiques restrictives de concurrence (en ce sens, CA Paris, 1er octobre 2014, n° RG 13/16336, Min. éco c/ Groupe Carrefour ou Cass. Com., 3 mars 2015, n° 13-27.525, Eurauchan, RLDC 2016, n° 126, p. 17, note Le Gallou et Cass. Com., 3 mars 2015, n° 14-10.907, Provera, précit.), concerne d’autres intérêts que ceux de la victime. On voit donc mal dans quelle hypothèse les sanctions prévues par l’article L. 442-6 et inconnues du droit commun pourraient constituer un facteur d’attractivité de ce texte pour le cocontractant estimant subir un déséquilibre significatif.
En bref, l’analyse comparée des deux textes dégage un sentiment de complémentarité relativement rassurant. Indéniablement, les deux textes procèdent d’une même ambition et font appel à une notion unique. Invitée en cela par le Conseil constitutionnel, on peut espérer que la jurisprudence œuvre à une uniformisation de la notion de déséquilibre significatif en dépassant les différences rédactionnelles des deux textes et en unifiant ses critères d’appréciation en droit de la concurrence, en droit de la consommation et en droit commun. En droit commun comme en droit de la concurrence, et en dépit de la lettre de l’article L. 442-6, I, 2° la sanction du déséquilibre significatif serait ainsi limitée aux contrats d’adhésion. À ce socle commun de conditions d’application correspondrait une palette commune de sanctions : suppression de la clause, restitution de l’indu et mise en jeu de la responsabilité du stipulant paraissent être des sanctions prévues (explicitement ou implicitement) par les deux textes. Dès lors l’intérêt de l’article L. 442-6, I, 2° apparaît comme largement réduit, sans être toutefois nul. En effet, dans les seuls contrats professionnels ou commerciaux, ce texte est susceptible de permettre la mise en œuvre de sanctions d’intérêt général (amende ou suppression de la clause erga omnes) à la seule initiative des pouvoirs publics. Par où « l’extension du domaine de la lutte » (pour reprendre l’expression de N. Dissaux, art. précit.) devrait conduire à une diminution certaine de celui de l’article L. 442-6, I, 2°, lequel retrouverait dès lors son territoire naturel : celui de la police du marché et de la concurrence. Espérons que, si « qui trop étreint mal embrasse », « qui moins étreint mieux embrasse ».