Solution :
La société Paoli exploite un fonds de commerce de bijouterie, joaillerie et horlogerie sur la commune d’Ajaccio. Bénéficiant à ce titre de contrats de distribution sélective conclus avec certaines grandes marques de l’horlogerie (notamment Rolex, Cartier et Chaumet), le distributeur agissait en concurrence déloyale contre la société Vannucci, implantée à quelques centaines de mètres, et proposant à sa clientèle, entre autres, des montres de luxe, dont certaines de mêmes marques que celles distribuées par la société Paoli. La demanderesse assignait en outre en responsabilité contractuelle l’un des fournisseurs lui ayant accordé un contrat de distribution sélective, la société Chaumet, reprochant à celle-ci d’avoir agréé son concurrent dans des conditions fautives. Le fournisseur sollicitait, à titre reconventionnel, la résiliation du contrat de distribution sélective qu’il avait conclu avec la société Paoli.
Débouté par le tribunal de commerce puis la cour d’appel de Paris, le distributeur formait un pourvoi en cassation, reprochant à la cour d’appel de n’avoir pas fait droit à ses demandes, tant à l’égard de la société Vanucci, qu’à l’égard de la société Chaumet. Pour écarter toute concurrence déloyale de la part de la première, la cour s’était fondée sur les circonstances dans lesquelles les ventes avaient été réalisées par la société Vannucci. Cette motivation est approuvée par la Cour de cassation, qui relève que :
« ayant constaté que la société Vannucci, qui n’était pas distributeur agréé des marques Rolex et Cartier, avait vendu une montre de marque Cartier, en août 2007, et une montre de marque Rolex, en novembre 2008, l’arrêt relève que ces ventes n’ont pas été initiées par la société Vannucci, laquelle ne proposait pas ces marques en vitrine et n’avait fait que répondre à des demandes particulières de clients ; qu’il relève, encore, que ces deux reventes s’inscrivent dans le cadre d’un usage en matière de joaillerie selon lequel un bijoutier peut vendre occasionnellement un produit non distribué par lui et fourni par un confrère, pour répondre à une demande particulière d’un client, et qu’il n’est pas établi que la société Vannuci aurait procédé à d’autres ventes de montres en violation d’accords de distribution sélective ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations dont elle a pu déduire qu’aucun acte de concurrence déloyale n’était caractérisé à l’encontre de la société Vannucci, la cour d’appel […] a légalement justifié sa décision ».
Un second moyen faisait grief à la cour d’appel d’avoir rejeté la demande du distributeur tendant à la condamnation in solidum des sociétés Vannucci et Chaumet au paiement de dommages-intérêts, est également écarté par la Cour de cassation. La cour régulatrice estime d’une part que la responsabilité de la société Vannucci n’avait pas été recherchée sur le fondement invoqué de l’article 442-6, I, 6° du code de commerce devant les juridictions du fond, si bien que le moyen était nouveau et d’autre part, s’agissant de la société Chaumet, que l’agrément prétendument fautif d’un nouveau distributeur ne relève pas des dispositions de l’article 442-6, I, 6°.
Observations :
C’est principalement la première partie de cet arrêt, répondant au premier moyen et statuant sur le fondement de la concurrence déloyale, qui retiendra notre attention. En effet, de façon quelque peu étonnante, l’article 442-6, I, 6°, sur le fondement duquel était articulé le second moyen de cassation, n’avait semble-t-il pas été invoqué devant les premiers juges à l’encontre du revendeur non agréé. L’invocation de ce texte n’avait par ailleurs aucune chance de prospérer à l’encontre du fournisseur, comme le rappelle à juste titre, in fine, l’arrêt. C’est dès lors sur l’article 1382 du code civil que le demandeur avait fondé l’essentiel de ses demandes. On sait, sur ce terrain, que le seul fait pour un tiers d’acquérir et de commercialiser des produits en violation d’un réseau de distribution ne constitue pas un acte de concurrence déloyale (Com. 27 oct. 1992, Azzaro, no 90-15.831, Cah. dr. entr. 1993, no 1, p. 23, obs. Bonet et J. M. Mousseron ; Com. 1er mars 1994, no 91-20.425, D. 1995. somm. 211, obs. M.-L. Izorche ; Com. 10 févr. 1998, no 96-11.281, Bull. civ. IV, no 65 ; D. 1998. somm. 331, obs. D. Ferrier ; Com. 6 mai 2003, no 01-11.323, CCC 2004. comm. 159, obs. M. Malaurie-Vignal). La faute du distributeur parallèle peut, en revanche, résulter des conditions dans lesquelles sont effectués l’approvisionnement (1) et la revente parallèle (2) (Com. 27 oct. 1992, Hermès, no 89-21.063, D. 1992. 505, Cah. dr. entr. 1993, no 1, p. 23, obs. Bonet et J. M. Mousseron ; Com. 25 janv. 2000, no 97-19.809, LPA no 131, 3 juill. 2000, p. 18, obs. Mathey).
1. En l’espèce, la société Vannucci n’avait pas eu à chercher bien loin pour s’approvisionner en montres Rolex et Cartier, étant elle-même agréée dans les réseaux de distribution de ces marques pour un magasin situé à Bastia. Sans doute cette particularité rend-elle d’autant plus difficile à justifier la solution finalement retenue par la Cour de cassation. La société Vannucci pouvait en effet difficilement prétendre ignorer l’existence de réseaux de distribution sélective dont elle était, par ailleurs, elle-même membre. Au reste, la vente de produits de ces réseaux dans un magasin non agréé paraît difficilement conciliable avec une exécution de bonne foi de ses engagements contractuels auprès des fournisseurs. Il eût été plus loyal de la part de la société Vannucci d’inciter ses clients à faire le trajet, d’Ajaccio à Bastia. À défaut, ses fournisseur auraient sans doute pu s’émouvoir de la situation, de même que la demanderesse aurait peut-être pu trouver dans le non-respect des contrats de distribution sélective conclus avec ceux-là une faute délictuelle à son égard (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255 : Bull. civ. 2006, ass. plén., n° 9 ; D. 2006, p. 2825, note G. Viney ; RTD civ. 2007, p. 123, obs. P. Jourdain ; JCP G 2006, II, 10181, Gariazzo et M. Billiau ; JCP E 2007, 1000, p. 11, F. Auque ; Rev. Lamy dr. aff. déc. 2007, p. 19, note A. Reygrobellet ; Rev. Lamy dr. civ. 2007, n° 34, p. 5, note Ph. Brun ; Administrer 2007, n° 397, p. 31, note F. Berenger ; RJDA janv. 2007, p. 3, note F. Assie ; AJDI 2007, n° 4, p. 295, note N. Damas ; LPA 22 janv. 2007, p. 16, note C. Lacroix). On perçoit ici aisément les limites du raisonnement qui se borne à rechercher la licéité de l’approvisionnement, alors qu’une même société peut être agréée pour un point de vente, et ne pas l’être pour un autre. Plus qu’à l’approvisionnement, ce sont donc aux conditions de revente qu’il convenait de s’intéresser.
2. À cet égard, la solution retenue par la Cour de cassation semble avoir essentiellement été dictée par des considérations factuelles, sur lesquelles la cour d’appel avait largement appuyé sa décision. C’est ainsi que le revendeur parallèle avait invoqué avec succès devant les juges du fond un usage propre au secteur de la joaillerie, selon lequel un bijoutier peut vendre occasionnellement un produit non distribué par lui et fourni par un confrère, pour répondre à une demande particulière d’un client. L’arrêt d’appel nous apprend que l’existence de cet usage n’était pas contestée par la demanderesse, bien que le code des usages dont s’est doté le secteur de l’horlogerie n’en atteste, à notre connaissance, nullement la réalité. Surtout, à le supposer établi, il est permis de s’interroger quant à la valeur d’un usage dont les effets paraissent pour le moins contraires à la loi, et notamment à l’article 442-6, I, 6° du code de commerce. La chambre commerciale de la Cour de cassation avait, par le passé, clairement affirmé que les usages « ne sauraient prévaloir contre des dispositions réglementaires et d’ordre public » (Com. 16 mai 1949, D. 1950. 629, note G. Ripert). Cette belle formule aurait gagné à être reprise par l’arrêt, comme l’y incitait la deuxième branche du premier moyen. Si le manquement à un usage professionnel peut servir de base au juge pour caractériser une faute en matière de concurrence déloyale (Cass. com., 29 avril 1997, n° 94-21.424 : D. 1997, jurispr. p. 459, obs. crit. Y. Serra ; JCP G 1997, n° 49, p. 507), son rôle exonératoire paraît en l’espèce infiniment plus contestable. Le droit de la concurrence déloyale ne peut en effet être cantonné à un rôle de régulation des relations entre concurrents, mais participe également de la régulation du marché, qui ne peut être abandonnée à d’hypothétiques usages.
La licéité de la revente hors réseau est encore motivée par le caractère occasionnel des ventes litigieuses – au nombre de deux en plus d’un an – ainsi que par leur aspect confidentiel. Les marques litigieuses n’étant pas proposées en vitrine et le revendeur n’avait pas lui-même initié les ventes, se contentant de répondre à des demandes particulières de clients. La jurisprudence avait pu, à l’inverse, stigmatiser celui qui, s’étant procuré deux flacons de parfum de luxe, « n’avait acheté ces produits que pour servir de « marques d’appel » » (Com. 19 mai 1998, no 96-16.042, Bull. civ. IV, no 157). Tel n’était manifestement pas le cas du bijoutier corse. Aussi, la captation déloyale de la clientèle du commerçant voisin n’était-elle pas évidente. Toutefois, ce seul élément, qui tient plus de l’appréciation du dommage que de la faute, ne saurait, là encore, suffire à exonérer le revendeur de toute responsabilité. Bien que discrètes et ponctuelles, il est permis de penser que ces ventes n’en heurtaient pas moins le réseau de distribution sélective. La Cour de cassation avait ainsi pu estimer que la revente par un distributeur non agréé « sans être soumis aux contraintes des distributeurs agréés », bénéficiant dès lors « de la valeur publicitaire de la marque » (Com. 27 octobre 1992, no 90-18.944 ; D. 1992 jurispr. 507) et laissant nécessairement accroire que ces produits « pouvai[ent] être vendu sur le territoire national par des magasins n’appartenant pas au réseau de distribution sélective mis en œuvre par le fabricant » (Com. 19 mai 1998, précit.) constituait nécessairement un acte de concurrence déloyale, ou à tout le moins de concurrence parasitaire. Ces arguments auraient été d’autant plus pertinents dans le secteur de la haute horlogerie, pour lequel il est capital que le fournisseur puisse conserver la maîtrise de l’image de marque qu’il entend donner au public. Il est difficilement justifiable qu’un commerçant puisse, selon l’expression consacrée, « sans bourse délier » tirer profit – même occasionnellement et pudiquement – du courant d’affaires ainsi créé.
Fort heureusement, le fait que cet arrêt n’ait pas les honneurs du bulletin conforte l’idée qu’il s’agit là d’une décision d’espèce. C’est à tout le moins le vœu que l’on peut former tant la solution, si elle devait être généralisée, mettrait à mal le monde la distribution sélective, faisant primer de façon immodérée le principe de la libre circulation des biens.